Remarquée avec ses courts métrages dont le film fantastique Vinegar Baths, la Malaisienne Amanda Nell Eu confirme avec son premier long, Tiger Stripes. Grand Prix à la Semaine de la Critique, ce film raconte la puberté de la jeune Zaffan vue comme un motif d’inquiétude pour tout son entourage. Zaffan se transformerait-elle en monstre ? La cinéaste mêle avec générosité discours féministe et cinéma populaire dans ce récit d’apprentissage coloré et galvanisant, en salles dès le 13 mars.
Pour présenter Tiger Stripes, peut-on dire que vous utilisez des mythes propres à la culture malaisienne pour révéler ce qu’il peut y avoir d’humain dans ceux qu’on appelle les monstres ?
Complètement. On a tellement de monstres ici en Malaisie, ils font entièrement partie de notre culture quotidienne au point d’en être indissociables. On essaie d’y faire attention et on a même souvent peur d’eux. Par exemple lorsque l’on tourne un film dans la jungle, on fait attention à bien respecter leur habitat. J’ai toujours entendu beaucoup d’histoires de monstres et j’ai réalisé que je m’identifiais beaucoup plus à eux qu’aux humains dans ces récits. Je me demande souvent comment on se sent quand on est un monstre. A mes yeux, ce sont des êtres puissants dans le sens où ils savent très bien qui ils sont et ce qu’ils veulent, ils se battent pour leur propre survie. J’utilise les mythes locaux pour les twister à ma manière : je les transforme en héros à travers le filtre de mon regard, simplement parce que je les aime et les admire pour leur force.
Lorsque nous vous avions interviewée à l’occasion de votre court métrage Vinegar Baths, vous nous disiez avoir utilisé la transformation physique comme métaphore politique de la manière dont les corps féminins sont perçus et traités. Est-ce à nouveau le cas dans Tiger Stripes ?
Ah oui, c’est une question très importante à mes yeux et à ce niveau-là Tiger Stripes est en effet dans la continuation de Vinegar Baths. Partout dans le monde, dans beaucoup de cultures différentes, les femmes n’ont pas le contrôle de leur propre corps. Tout le monde est obsédé par la manière dont les femmes s’habillent et se comportent, et érige toutes sortes de règles. Or, comme je le disais, un monstre est pour moi avant tout une créature qui choisit de n’obéir qu’à ses propres règles, et qui remet en question les attentes de la société. Jouer avec la métaphore de la monstruosité, c’est donc l’occasion pour moi d’à mon tour remettre en question ces définitions : qu’est-ce qu’un monstre, qu’est-ce que la beauté, qu’est-ce que le féminin ? C’est pour cela que dans mes films, les protagonistes ont un rapport très intense avec leur propre monstruosité : elles commencent par la rejeter pour mieux l’assumer à la fin.
Comment vos jeunes actrices se sont-elles appropriée la dimension ludique de cette histoire fantastique ?
Je les adore, je les trouve toutes géniales et très faciles à vivre. Concrètement, on a commencé par une longue période d’ateliers et de répétitions. On a fait passer un casting à plus de deux cent filles, parmi lesquelles on en a choisi trente. Après cela, les répétitions ont duré une année entière, mais c’était surtout parce qu’on était tous coincés par les contraintes du confinement. C’est au fil de toute cette période que j’ai pu distinguer parmi elles celles qui possédaient le plus d’intuition et celles qui avaient la meilleure alchimie avec les autres.
Ce que j’aime le plus dans le casting final, c’est que même si leurs visages traduisent toutes leurs émotions, chacune de ces filles possède sa propre personnalité. Celle qui joue la méchante était en réalité très introvertie et j’aime qu’elle ait amené à son personnage cette dimension de timidité, au lieu de la jouer comme une mean girl traditionnelle. Zafreen, qui interprète la protagoniste, est très courageuse. C’est quelque chose que j’ai compris dès le premier jour où j’ai travaillé avec elle. C’est d’ailleurs la toute première fille que j’ai castée. Elle possède une grande force et une grande joie et cela se traduit dans son jeu, elle n’a pas peur de relever des défis. Accessoirement, cela a beaucoup aidé que toutes les filles du casting soient en pleine puberté, on a beaucoup échangé au sujet de ce qu’elles étaient en train de traverser.
Tiger Stripes évoque aussi bien des films d’horreur que des comédies sur des adolescents. Quelle place et quel rôle voulez-vous donner à l’humour dans ce récit monstrueux ?
Je ne me considèrerais pas à proprement parler comme une scénariste de comédie mais c’est vrai que l’humour fait pleinement partie du regard que je pose sur le cinéma de genre, et j’aime ça. Je pense qu’il faut un minimum de sens de l’humour pour parvenir à encaisser toute cette noirceur, tout cette horreur, tout ce sang. Je pense que toutes mes idées proviennent de cet humour-là. Tiger Stripes est un film sur une jeune fille victime de harcèlement et je me suis dit « mais est-ce que ce ne serait pas super si d’un coup, les personnes qui la harcèlent se retrouvaient à devoir affronter un vrai monstre plutôt qu’une collégienne ? Ils feraient moins les malins, pas vrai ? ». Cela m’a aussi guidée dans ma manière de dépeindre les personnages adultes, qui d’après moi devaient tout le temps être perçus à travers les regards des jeunes filles. Elles sont à un âge où on ne perçoit pas les professeurs comme des êtres humains à part entière ayant une existence en dehors de leur métier, ce sont plutôt des caricatures de dessins animés que l’on façonne à son propre goût afin de les rendre plus facilement aimables ou détestables.
Un autre contrepied que vous utilisez pour évoquer l’horreur du harcèlement, c’est l’importance des couleurs vives. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos choix esthétiques ?
Mon chef-opérateur Jimmy Gimferrer et moi avons regardé beaucoup de films en technicolor pour nous inspirer. Le Narcisse noir est l’un des premiers films qui nous ait servi de modèle, et bien sûr House d’Ôbayashi, c’est mon film préféré ! Tout passe par la couleur dans ce film, jusque dans la moindre nuance. Cela apporte à la fois une dimension vintage et quelque chose de très moderne. Ce que je souhaitais pour Tiger Stripes c’est une esthétique de conte de fées qui donne tout de suite l’impression que l’action se déroule comme dans un rêve, quelque chose qui soit d’emblée très différents des images ternes à la Netflix auxquelles sont habitués les jeunes spectateurs. Et puis, concrètement, en Malaisie les écoles sont en général des bâtiments très colorés, et la jungle possède bien sûr ses propres couleurs fortes.
Le choix des décors a donc une importance capitale dans la préparation du film ?
Ah oui ! J’ai d’ailleurs été intraitable sur un point : je voulais que derrière chaque décor civilisé (maison, école…), on voit toujours la jungle en arrière-plan. Cela afin d’évoquer deux choses différentes : d’une part que la sauvagerie refoulée n’est jamais très loin derrière la façade de la société, et d’autre part que la nature est comme un refuge prêt à accueillir à tout instant l’héroïne qui souhaiterait s’y abriter et trouver enfin sa vraie place.
Pour vous inspirer lors de la préparation de Vinegar Baths, vous nous disiez avoir beaucoup écouté Nicki Minaj et Cardi B. Qu’y avait-il dans votre playlist pour Tiger Stripes ?
(rires) A vrai dire cette fois-ci je me suis moins inspirée de musique que de vidéos de quinze secondes sur TikTok telles que celles que l’on voit dans le film. J’en ai regardé plein, plein, plein.
Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de découvrir quelque chose de neuf, d’inédit ou d’excitant ?
J’ai adoré Decision to Leave. J’ai adoré la manière dont Park Chan-wook a démonté tout un tas de structures narratives et de règles dramaturgiques pour mieux nous capter et nous hypnotiser. le montage, le rythme, la structure… j’étais complètement perdue et j’ai trouvé super cool.
Entretien réalisé par Gergory Coutaut le 5 mai 2023. Merci à Léa Guez et Claire Viroulaud.
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