Un étudiant et la dame âgée qui l’héberge. Leurs opinions politiques sont assez différentes et c’est l’entre-deux tours des présidentielles 2017… Voici le point de départ du film D’un château, l’autre, moyen métrage beau et émouvant signé par le Français Emmanuel Marre. Primé à Locarno et à La Roche-sur-Yon dans la section Nouvelles Vagues, ce film est visiblement gratuitement sur UniversCiné à l’occasion de la Fête du Court Métrage. Entretien avec un réalisateur très prometteur…
Quel a été le point de départ de votre film ?
Le film a commencé deux jours avant son tournage, pendant le week-end de Pâques, une semaine avant le premier tour de l’élection présidentielle 2017. Je ressentais quelque chose que je n’arrivais pas à m’expliquer. J’avais aussi la trouille d’une déferlante Front National. Depuis un certain temps, je gardais des articles sur la section Front National qui s’est créée à Sciences Po. L’idée, c’était de filmer un étudiant de Sciences Po qui serait tenté de voter Le Pen. Qui basculerait pendant l’élection. Le lendemain, il y avait un meeting de Macron à Bercy et un meeting de Marine Le Pen à Bercy. J’ai appelé Pierre Nisse, qui est aussi un ami dans la vie, pour lui demander de « jouer » cet étudiant et de venir immédiatement pour qu’on prenne des images pendant les meetings. Il a accepté de venir tourner pendant une semaine, sans scénario, sans direction précise.
Après les meetings, on s’est incrusté à Sciences Po et on a tourné quelques scènes avec des étudiants. Rien ne fonctionnait. Un soir, deux ou trois jours après, Julie qui m’assistait – aussi bien dans la logistique que dans l’écriture – m’a dit : « mais en fait il vit où ce mec ? ». J’ai répondu : « on va dire qu’il vit chez ma mère et qu’il lui loue une chambre ». Ma mère ne répond jamais au téléphone ou quand on sonne chez elle. Donc on a débarqué sans prévenir. Je lui ai demandé d’improviser une scène avec Pierre. Cette rencontre, c’est la scène qui se trouve en début de film. il y avait un truc qui se passait. Leur relation est devenue le centre du film. L’enjeu n’était plus le basculement vers les extrêmes. Mais comment les êtres s’écoutent, comment le discours politique se coupe de la parole humaine.
Il y a différents supports d’images dans D’un château, l’autre, et votre caméra s’infiltre dans des meetings bondés comme elle se pose dans l’intimité d’un appartement. Comment avez-vous abordé l’aspect formel de ce film ?
Tout l’aspect formel du film nait des conditions de tournage. Mon chef op Olivier Boonjing n’était pas dispo, donc je devais cadrer moi-même. Au départ je voulais tout faire en pellicule. Les meetings devaient être tournés uniquement en pellicule. Mais en arrivant à Bercy, chez Macron, j’ai réalisé que si ma caméra super 8 plantait eh bien…Alors j’ai utilisé mon iPhone pour être sûr d’avoir des images. Heureusement qu’on a fait ça puisqu’au meeting de Le Pen, le moteur de la caméra s’est bloqué.
Ensuite pour le reste du tournage on a continué comme ça, tourner en iPhone partout où on avait besoin de son direct. Et filmer en super 8 quand instinctivement on sentait qu’il fallait un décalage, quelque chose de plus intérieur et mental. En pratique sur les super 8 je n’ai pas été très rigoureux. L’iPhone a quelque chose qui me plaît : c’est une focale fixe. Dès qu’on zoome, la qualité de l’image se dégrade passablement. Ça impose un point de vue constant. Plus tard, au montage, on a vraiment eu du mal à faire coexister les deux formats. On n’arrivait pas à créer une langue systématique. Alors on a laissé les choses de manière intuitive, mais la confrontation des deux formats était essentielle.
Le super 8 donnait au film l’aspect d’un moment qui serait déjà un souvenir, qui serait déjà un passé. Quand on a reçu les rushes super 8 , le meeting de Macron avait l’air d’être un meeting de Giscard. Le factice de cet effort pour avoir l’air « moderne » était en quelque sorte démasqué.
D’un château, l’autre est-il à vos yeux un film sur la transmission ?
Je ne sais pas si c’est un film à proprement parler sur la transmission. Je le ressens plus comme un film sur la transition. La superposition de ce qui va advenir et de ce qui va apparaître. En fait en y repensant c’est surtout un film sur deux êtres qui se rencontrent. Sur deux solitudes qui se soutiennent et s’épaulent. Un film sur deux êtres qui passent du temps ensemble et s’écoutent.
Quels sont vos cinéastes favoris ou/et ceux qui vous inspirent ?
Je n’ai pas de cinéastes « fétiches ». Je pourrais répondre de manière radicalement différente selon la journée ou l’heure à laquelle on me pose cette question. Et ce qui me nourrit dépasse le cinéma. Les jardins des temples japonais que j’ai vus ce printemps. Une vidéo Youtube de Maradona qui jongle sur Life is Life d’Opus avant un match. Là comme ça je peux citer des écrivains : Faulkner, Modiano, Yves Navarre… Et Proust. Des peintres : Hammershøi, David Hockney, Stéphane Mandelbaum. Hockney dit quelque chose de très beau sur l’art de la renaissance : « Il faut que ça déborde de vie et de couleurs ». C’est pour moi le seul véritable impératif d’un film. Des photographes : Mike Brodie ou Willy Ronis. En cinéma le film absolu c’est Toute une nuit de Chantal Akerman.
Le but ultime c’est d’arriver à toucher l’émotion que provoque la danse. Il y a aussi tous les films de Guy Gilles ou encore Disneyland mon vieux pays natal d’Arnaud des Pallières. Il y a Le Fanfaron de Dino risi. Ou Good Morning Babylonia des frères Taviani. Je suis fou des films de Mikio Naruse. Le seul lien que je vois dans tous ces films, c’est la question de la distance et du regard sur cette pauvre créature qu’est l’être humain. Sa fugace mortalité et sa lutte contre le temps qui passe et nous échappe. J’aime aussi beaucoup des cinéastes qui traitent les être humains de manière brutale, cynique : Todd Solondz ou encore Seul contre tous de Gaspar Noé.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf au cinéma, de découvrir un nouveau talent ?
Tabou de Miguel Gomes me vient à l’esprit. La mélancolie construit et oblige à un langage totalement neuf. Ce film m’a permis de formuler ce contre quoi je tente de lutter : le film individu. Le film centré sur l’idée que la vie n’est qu’une aventure individuelle où le héros n’a pas d’autre choix que l’aventure néolibérale qu’on nous propose : croître, atteindre ses objectifs, devenir soi-même.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 19 octobre 2018. Un grand merci à Alice Lemaire.
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