À Naples, au cours du 20ème siècle, le parcours initiatique de Martin Eden, un jeune marin prolétaire, individualiste dans une époque traversée par la montée des grands mouvements politiques. Alors qu’il conquiert l’amour et le monde d’une jeune et belle bourgeoise grâce à la philosophie, la littérature et la culture, il est rongé par le sentiment d’avoir trahi ses origines.
Martin Eden
Italie, 2019
De Pietro Marcello
Durée : 2h08
Sortie : 16/10/2019
Note :
MON XXe SIÈCLE
Il y a quatre ans, Pietro Marcello remportait le Grand Prix au Festival de La Roche-sur-Yon avec Bella e perduta, long métrage inclassable qui tenait à la fois du documentaire politique et de la rêverie mélancolique. Le cinéaste revient sur les écrans (et ceux de La Roche-sur-Yon) avec un projet où on ne l’attendait pas : l’adaptation du roman en partie autobiographique de Jack London. Il y avait sans doute un risque pour un cinéaste représentant la marge la plus singulière et excitante du cinéma d’auteur italien contemporain (aux cotés – entre autres – d’Alessandro Comodin ou Michelangelo Frammartino) à se plonger dans un classique américain du siècle dernier. Le risque de perdre un peu de sa folie en route. Le risque de voir ses horizons cinématographiques se retreindre. Cette crainte-là, Pietro Marcello la balaye avec un panache qui laisse coi.
Martin Eden échappe avec vigueur et élégance aux défauts des trop sages adaptations et des films en costumes paresseux. La verve romanesque du roman est ici merveilleusement traduite par un travail formel qui enivre et fait tourner la tête, au meilleur sens du terme : cadrages nerveux, montage sans répit, gros plans, grains émouvants, légers flous… Et parmi ces images déjà incroyables et puissantes s’en intercalent d’autres, issues d’archives ou de reportages anonymes. Des images presque subliminales, montrant la vie des pécheurs, des paysans, des marginaux. De natures diverses, et issues de différentes époques, ces images ne font pas que planter une toile de fond documentaire, elles participent aussi au vertige de la mise en scène. Car c’est bien de vertige qu’il est question.
Martin, le héros éponyme, traverse son siècle à la recherche d’un idéal artistique et social. D’une séquence à l’autre, les images de Martin Eden sortent littéralement de décennies différentes. Transposé en Italie, le film pourrait cependant avoir lieu dans n’importe quelle ville portuaire, à n’importe quelle époque du 20e siècle ou presque. Aucun événement historique ne vient ancrer pour de bon cette adaptation dans des repères trop précis. Ces frontières-là aussi, Marcello en fait fi avec bonheur. Dans un même montage s’entrechoquent des plans à la pellicule brulée par le temps, et des images soudain très contemporaines de travailleurs émigrés. Tout est anachronique et rien n’est anachronique à la fois. Le résultat est stupéfiant, tant au final, le film ne nous parle que de notre monde d’aujourd’hui.
« Le monde est plus fort que moi, mais moi aussi j’ai un pouvoir » nous dit Martin en introduction du film. Issu d’un milieu très populaire, c’est poussé par son talent d’écrivain et son amour pour une jeune aristocrate qu’il va tenter de dépasser sa condition sociale. Mais son but n’est pas égocentré, il vise à l’épanouissement collectif autant que personnel. Son ascension sociale prend la forme d’un parcours politique. Un parcours entravé fait de solidarité, d’entraide et d’émancipation – à l’opposé de ce qui se passe dans l’Italie de 2019.
Politique, le cinéma de Marcello l’est lui aussi, par la place qu’il donne aux marginaux, à ceux et celles qu’on ne voit jamais représentés sur les écrans ou dans les discours des politiques. Il l’est aussi par la gracieuse manière dont s’articulent le réel et l’onirisme. Contrairement à la crainte évoquée plus haut, on retrouve décuplé dans Martin Eden le tour de passe-passe unique de Bella et perduta : cette impression, en lisant entre les lignes de l’Histoire du 20e siècle, de regarder par un mystérieux trou de serrure, d’entendre chuchotée une histoire secrète et collective, une histoire dotée d’un souffle incroyable, et qui trouve encore son écho aujourd’hui.
>>> Martin Eden est visible en vod sur le site de Shellac
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par Gregory Coutaut