100,000,000,000,000 (Cent mille milliards), le nouveau film de Virgil Vernier, est un conte de Noël… d’un genre particulier. Le film raconte les rêves et les déambulations d’Afine, jeune homme plongé dans un Monaco à la fois spectral et illuminé par les guirlandes de fin d’année. On y retrouve l’émouvante singularité de ton du cinéaste, entre réalisme et merveilleux. Virgil Vernier est notre invité.
Quel est le point de départ, s’il y en a un en particulier, qui t’a donné envie de raconter cette histoire ?
Après avoir fait le film Sophia Antipolis dans le sud, j’ai entendu parler de ce chantier à quelques kilomètres de là. Un chantier qui consistait à agrandir le territoire de Monaco sur la mer, parce que, comme on sait, Monaco coûte très cher au mètre carré, et le moindre mètre carré gagné sur la mer a une valeur immobilière folle. Je suis donc allé voir ça, et c’était très spectaculaire parce qu’il y avait effectivement une plateforme immense qui s’étendait sur la mer et on avait vraiment l’impression d’assister à la naissance d’une nouvelle civilisation. Le contraste entre ces structures gigantesques en béton et ces minuscules ouvriers me faisait penser à la construction des pyramides d’Egypte. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose autour de ça, c’est incroyable, c’est assez insolite. De plus, Monaco m’a toujours fasciné en raison du mélange bien particulier qu’on y trouve. D’un côté ce fantasme d’un luxe passé, lié aux familles princières et à des traditions européennes un peu archaïques, un aspect un peu Miss France, Gala, tout ça. De l’autre côté, le territoire d’un capitalisme agressif.
Petit à petit il y a plein d’idées, de récits, de personnages qui sont nés de ce territoire. J’y ai passé beaucoup de temps, je réussissais à trouver à chaque fois, à droite à gauche, quelqu’un chez qui dormir, une fois j’ai même eu un appartement à Monaco-même. Et puis je voyais beaucoup de baby-sitters qui se baladaient dans la rue avec des enfants, des baby-sitters souvent d’Europe de l’Est ou des Philippines, qui s’occupaient d’enfants habillés tout en vêtements de luxe. Je voyais aussi des gens dont je sentais qu’ils étaient là pour être les castings parfaits de soirées de luxe, des corps jeunes et beaux, qui étaient là, clairement comme une sorte de semi-prostitution, mais pas vraiment parce que c’est plus des figurants de soirées. Et puis, voilà, naturellement cette histoire est née. Ça fait longtemps que je voulais faire un film sur Noël car j’ai moi-même une expérience particulière par rapport à cette fête. Souvent j’étais un peu seul, même très seul, et je me suis trouvé des familles de remplacement le soir du 24. J’ai toujours vu Noël comme ça, comme un moment très mélancolique où toutes ces guirlandes dehors sont plutôt le symbole d’une solitude à venir, plutôt qu’une réjouissance autour de la cheminée.
Cela te convient-il alors si on considère 100,000,000,000,000 comme un film de Noël ?
C’est clair qu’il s’agit d’un genre cinématographique particulier, et j’ai conscience que je m’inscris à l’intérieur de ça. Quand j’ai préparé ce film, j’ai vu ou revu pas mal de films autour de Noël, et en particulier plutôt les films américains, parce qu’ils créent une théorie qui est très particulière, très propre, que Monaco essaie d’ailleurs de copier, ou en tout cas de s’inspirer.
Y a-t-il des films de Noël en particulier qui t’ont inspiré ?
Franchement, je ne suis pas un spécialiste. Pourtant, c’est sûr que La Vie est belle de Capra, avec son mélange de magie féérique et lyrique où le suicide côtoie l’idée de la résurrection et du miracle, me plaît beaucoup.
Tu utilises dans le film des musiques très différentes les unes des autres, et qui pour le coup ne ressemblent pas entièrement aux musiques des films de Noël traditionnels. Quel rôle narratif as-tu souhaité donner à ces musiques ?
Je pense que j’ai le fantasme d’arriver un jour à faire un film comme un opéra. Pas nécessairement un film chanté, mais au moins un film musical. Jusqu’ici j’ai freiné à utiliser de la musique pour des films dont l’enregistrement était vraiment documentaire. Je trouvais ça de mauvais goût de rajouter de la musique sur des choses qui appartiennent aux gens, qui donnent une parole, qui s’expriment face à une caméra. Je ne souhaitais pas commenter cette parole-là. Mais plus ça va, plus j’ai envie d’aller vers de cela. Après tout, la musique est la manière la plus directe de créer une émotion. En même temps, je viens d’une sorte de méfiance, presque une école critique de méfiance de la musique. J’ai longtemps considéré la musique comme un interdit. Par ailleurs, la musique qui sort des enceintes commerciales pendant la période de Noël, c’est très particulier. C’est une musique qui contient toute une charge émotionnelle, avec en plus une longue réverbération comme un écho. Ça aussi c’était un peu le point de départ du film.
Je voulais que tout soit comme baigné dans une musique de supermarché de Noël, lointaine, venue d’on ne sait où et dont on n’est pas sûr d’entendre les notes. Comme dans toutes ces villes où il y a de la musique diffusée dans les enceintes de la rue commerçante. J’ai la chance de travailler souvent avec un musicien américain qui s’appelle James Ferraro et qui lui aussi a vraiment pensé la musique de Noël en termes de culture de masse. Il avait déjà composé certains morceaux avec cette idée et cette texture en tête. Je les ai utilisés dans le film et je lui en ai commandé des supplémentaires. Dans le film on entend aussi la musique d’une femme américaine qui s’appelle Joanna Brouk, qui a fait de la musique New Age dans les années 80. C’était à la base une musique pour faire de la méditation. C’est de la très très belle musique minimaliste, qui a permis d’accompagner pas mal de scènes un peu magiques dans le film.
Je rebondis sur ce que tu disais sur la méfiance envers la musique. Je me demandé si tu avais justement vu Music, le film d’Angela Schanelec dans lequel il n’y a pratiquement aucun dialogue et que de la musique?
Oui. Plusieurs scènes du film sont très impressionnantes. Je dirais que je regrette simplement celles où la musique est interprétée en live par les acteurs, comme si cette musique live n’était pas à la hauteur de l’absence de musique du reste du film. Cette histoire de méfiance, je pense que c’est une vieille critique en France. Je pense à Rohmer qui a tenu à ne jamais mettre de musique dans ses films jusqu’au Rayon vert, dans lequel il a exceptionnellement osé mettre une musique extra-diégétique. Je trouve que c’est très beau de l’avoir fait comme ça comme une exception.
Tes films ont souvent pour titre les noms des lieux où ils se déroulent. Est-ce que c’est la géographie qui fait naître le désir de récit ?
Une partie de mes films porte certes comme titre les lieux où ils se déroulent, c’est vrai. Orléans, Andorre sont des lieux. Mercuriales en revanche, ce n’est pas le nom de la banlieue parisienne donc c’est quand même autre chose. Sophia Antipolis, d’accord, mais j’ai fait quinze autres films qui n’ont pas comme titre les lieux. C’est sûr que Monaco façonne les gens qui s’y trouvent. Monaco est un lieu où il n’y a plus d’endroits touristiques et où les gens travaillent dans l’ombre de la richesse. C’est donc un lieu où il y a effectivement une solitude et la meilleure manière que j’ai pu aborder et traduire cette solitude, c’est à travers l’histoire d’une petite fille dont les parents ne sont même pas là pour Noël.
J’ai le sentiment qu’il y a beaucoup de transversalité dans ton œuvre et que cette questions de la solitude revient dans un grand nombre de tes films.
C’est vrai, et je trouve qu’avoir justement choisi les codes, ou plutôt les visuels du film de Noël, ne fait que mettre en valeur la solitude des personnages. On ne peut pas se sentir davantage seul que quand on est sans domicile fixe, orphelin ou expatrié le soir de Noël. C’est un jour où il y a une injonction à être heureux. Or c’est un jour où il y a justement beaucoup de suicides. Il suffit de regarder Le père noël est une ordure !
Pour revenir à cette histoire de titres de films : souhaitais-tu évoquer avec ce titre hors normes en forme de nombre démesuré ?
Ce titre m’est venu suite à cette voix-off que j’ai écrite pour le personnage principal. Souvent, j’écris des voix off supplémentaires à la fin du tournage, une fois que j’ai vu tout ce qui s’est passé au niveau des dialogues. Il y a certaines voix-off qui sont pensées dès le scénario, mais j’en rajoute de nouvelles à la fin. Quand le protagoniste, qui est habitué à faire des passes à cent euros ou au mieux à trois cent euros la nuit, entend parler de nouveaux chiffres grâce à ce chantier incroyable, tout se mélange dans sa tête jusqu’à générer des nombres qui ne veulent plus rien dire. Cela génère une suite de nombres qui arrive à cent mille milliards comme s’il s’agissait d’un infini. C’est un peu le parcours de ce personnage au cours du film : aller vers un absolu qui n’a plus de sens tellement on ne sait plus l’écrire. J’ai d’ailleurs tenu justement à ce que le film soit écrit en chiffres. Le distributeur a insisté pour qu’entre parenthèses, on puisse écrire aussi le titre en lettres. Mais officiellement, le titre est un 1 suivi d’une quantité de 0.
Il y a de plus en plus souvent dans tes films une dimension fantastique en arrière-plan. Est-ce que c’est le genre de chose qui te parle ? Est-ce que cela te convient si on voit classe tes films dans une large famille fantastique ?
Le fantastique est une catégorie encore souvent considérée comme impure même si elle est redorée aujourd’hui, mais moi je suis complètement charmé face à cela. J’adorerais un jour faire un film de série B, ou un slasher, un film gore. Je n’ai pas encore réussi à trouver la manière de faire ce genre de film mais j’ai envie d’aller vers ça, c’est sûr. Pour l’instant, ma seule manière de réussir à toucher au genre c’est de le faire par des moyens extrêmement minimalistes, hors champ. Le hors champ est un outil extrêmement puissant. La représentation frontale de monstres, de choses violentes ou de phénomènes paranormaux, je veux juste les suggérer par les moyens nébuleux et étranges du réel, par des éléments qui sont apparemment non-magiques.
Quel a été le lien entre 100,000,000,000,000 et ton récent court métrage Imperial Princess, également situé à Monaco ?
Imperial Princess est un film qui a été fait en attendant de pouvoir faire 100,000,000,000,000. On a eu beaucoup de mal à trouver l’argent pour remplir le budget prévu au départ. On a dû attendre un an de plus, après déjà 4 ans d’écriture, pour pouvoir tourner. Entre temps, j’ai donc tourné Imperial Princess. C’est un film qui raconte le destin d’une jeune fille russe qui, suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, reste à Monaco malgré le départ de son père, qui est un oligarque. C’est un journal intime raconté à la première personne. J’ai confié un iPhone à une vraie jeune fille russe de Monaco. Ensemble, on a écrit la voix-off. On a créé un personnage imaginaire.
Tu évoquais déjà tout à l’heure cette phase finale de réécriture des voix-off après le tournage. Pour cela est-ce que tu t’inspires d’improvisations ou bien de choses que les acteurs ont pu dire quand ils ne jouaient pas ?
Il y a beaucoup de voix-off qui sont vraiment très narrativement importantes et qui du coup sont pensées avant. Or souvent je m’aperçois au cours du tournage qu’il y’a eu des leitmotivs que je n’avais pas pleinement anticipés et qui deviennent encore plus intéressant s’ils sont dits frontalement. De cette manière, les scènes dialoguées peuvent se concentrer sur des choses plus universelles que des informations narratives internes qui me paraissent un peu secondaires.
Tant qu’on parle du travail avec les acteurs, comment est-ce que tu composes tes castings ?
J’ai eu la chance de rencontrer Zakaria Bouti, l’acteur principal, dans une boîte de nuit de Marseille à 3h du matin. Il était le seul à avoir l’air sombre parmi une bande d’amis très joyeux. il avait l’air préoccupé par autre chose. Je n’ai pas osé lui parler parce que c’était une boîte gay et que j’avais peur qu’il pense que je le drague. J’ai donc demandé à ma copine qui était là de lui parler, et elle a obtenu son numéro de téléphone. Le lendemain, je l’ai vu, je lui ai raconté le film mais il ne me prenait pas au sérieux. Pendant plusieurs semaines, j’ai insisté et il a fini par accepter.
Est-ce que tu serais intéressé à l’idée de travailler un jour avec des acteurs qui seraient suffisamment connus pour qu’on puisse déjà projeter quelque chose sur leur visage ?
Je ne me suis pas encore senti inspiré par des acteurs connus et c’est vrai que je redoute qu’ils portent avec eux déjà tellement de récits que ça m’empêche de proposer quelque chose d’inconnu. Mais j’aimerais beaucoup un jour essayer, Il y a 8 ans j’ai rencontré Nabilla pour un projet de film qui a failli se faire et qui devait déjà se dérouler à Monaco. A l’époque elle n’était pas encore partie pour Dubaï mais elle avait poignardé son conjoint et défrayé la chronique. Je la trouvais très puissante. On s’est rencontrés une fois, deux fois, trois fois. Il y avait deux mondes qui se confrontaient. J’étais là, en train de parler un langage très ésotérique à l’époque, alors qu’elle enchaînait des interviews avec Paris Match. J’ai une petite frustration que ça ne se soit jamais fait. Peut-être à l’avenir. Je le souhaite. J’ai une grande affection pour elle et pour les rendez-vous qu’on a eus.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 19 novembre 2024. Un grand merci à Karine Durance.
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