Entretien avec Victor Kossakovsky

Les pierres vues sous tous les angles. Dans l’inclassable Architecton, le cinéaste russe Victor Kossakovsky propose un voyage stupéfiant à travers les continents et les civilisations à la recherche du lien mystérieux unissant les hommes au règne minéral. Nous avons rencontré le cinéaste, dont le film sort ce 27 novembre en salles.


La rumeur dit qu’à la base, vous envisagiez Architecton comme une comédie. Connaissant le sérieux de votre filmographie jusqu’ici, j’ai du mal à y croire. Est-ce exact?

Absolument, à la base Architecton devait être une comédie satirique, et cela pour deux raisons. Je crois que les architectes doivent être des gens foncièrement bons et un peu idéalistes. Sinon pourquoi faire ce métier ? Vous savez, les études d’architecture sont les plus longues au monde, c’est encore plus long que d’étudier la médecine ou l’urologie. Il faut au moins sept ans car c’est un métier très complexe. Donc si vous choisissez cette voie professionnelle, c’est sans doute parce que vous avez envie de créer quelque chose de beau. Or, en réalité, la plupart des architectes n’ont jamais la possibilité de créer du beau parce qu’ils sont pris dans les besoins quotidiens de l’industrie et de la société. Il faut bien répondre à ces besoins en priorité, non ? Donc vous devenez architecte parce que vous êtes un peu artiste dans l’âme, mais en réalité il y a très peu de chances qu’une ville, que des développeurs ou des hommes politiques vous confient assez d’argent pour réaliser le projet de vos rêves. Vous avez plus de chances de passer vingt ans à travailler comme assistant pour quelqu’un d’autre, à faire ses dessins à sa place et à finir par construire un supermarché, des bureaux ou une salle de gym.

Cela va même plus loin. Mettons que vous soyez un célèbre architecte : la trajectoire entre vos dessins préparatoires et le produit final va rencontrer tellement d’embûches, d’opinions, de retours à la réalité que votre projet idéal va probablement devenir tout autre que ce que vous imaginiez. Pour ce film, j’ai rencontré beaucoup d’architectes et plusieurs m’ont dit que s’ils arrivaient à concrétiser 20% de leur projet à chaque fois, ils s’estimaient heureux. Non mais vous imaginez ? Dans quel autre métier on pourrait se satisfaire de ça ? Si vous êtes médecin, 20% de réussite ça veut dire que des cadavres s’empilent sur votre bureau. En tant que réalisateur, je m’estime heureux si je peux exprimer entre 50 et 70% de ce que j’avais en tête. Le pourcentage augmente sans doute quand on est écrivain, n’est ce pas ? Architecte, c’est vraiment un métier tragique. Ils débutent leur carrière avec idéalisme mais se retrouvent aux service de la société et des politiciens.



A l’origine, j’avais pour idée de suivre le parcours d’un architecte face à toutes ces contraintes. Documenter comment l’art se fracasse contre la réalité. Or je me suis vite aperçu que cette réalité était plus complexe que ce que je croyais, plus tragique encore. Même chez les plus grands architectes, celles et ceux dont on peut citer plusieurs bâtiments célèbres, 90% de la création est laide et ennuyeuse, parce qu’il faut bien qu’ils fassent vivre et travailler les équipes de 300 personnes qui bossent pour eux. Pour pouvoir s’accorder le luxe de créer un bâtiment unique, il faut en passer par beaucoup de copier/coller d’immeubles normaux, sans intérêt, qui ne font qu’ajouter de la laideur au monde. C’est très difficile de calculer la souffrance que nous apportent ces bâtiments laids. D’un côté, les architectes construisent le futur, de l’autre ils gâchent le présent. A votre avis, pourquoi est-c’est que Paris fait toujours partie des dix villes les plus visitées au monde ? Sans doute un peu à cause de la cuisine française, certes, mais c’est surtout grâce à l’architecture ! Pourquoi les gens continuent-ils d’aller visiter Saint- Petersbourg, Rome ou Venise ? A cause de l’architecture, pardi. C’est l’architecture qui fait tourner l’industrie du tourisme. C’est donc une responsabilité immense. D’un autre côté, l’architecture peut aussi nous gâcher la journée, voire la vie. Difficile d’avoir de l’espoir quand, toute votre vie durant, dès que vous sortez dans la rue vous ne voyez que des rectangles de ciment dépourvus d’émotion.

Je trouvais tout cela tragiquement drôle mais l’arrivée de la pandémie m’a coupé toute envie de rire. Rire de la pandémie d’ennui imposée par la mauvaise architecture, ça allait encore, mais quand par-dessus tout cela la Russie s’est mise à envahir l’Ukraine, je n’étais plus du tout d’humeur à sourire. Si mon pays natal est capable de commetre une aggression aussi atroce, alors je n’ai plus le droit de rire. Si je veux m’accorder le droit de continuer à faire des films dans ces conditions, il me faut le faire avec un certain sens des responsabilités.

Or l’architecture reste un sujet sérieux. Si l’on parvient à vaincre un cancer, on peut voir sa propre espérance de vie augmenter de cinq à six ans en moyenne. Ma prédiction est que si on se mettait soudain à arrêter de construire des bâtiments hideux, notre espérance de vie à tous augmenterait de dix ans. Si vous achetez un meuble pas cher et fonctionnel pour votre intérieur, vous faites une économie mais vous n’avez aucune attache affective avec ce meuble et vous n’allez sûrement pas le léguer à vos enfants, qui devront donc en acheter un à leur tour. C’est une économie pour vous, mais pas pour les générations futures. Construire un bâtiment moche présente une économie sur le moment mais on sait que nos enfants le détruiront d’ici quarante ans parce qu’ils n’auront pas la moindre raison affective ou artistique de le conserver. Cette vision de l’architecture n’a de durable que le nom. La vraie architecture durable c’est celle que vous avez à Paris, puisqu’elle a été crée pour durer des siècles. Je pense que ce n’est pas un hasard si la plupart des crimes ont lieu dans les quartiers les plus moches des villes. Certes il y a d’autres critères qui entrent en jeu mais quand vous vivez dans un environnement hideux, vous n’y avez aucun ancrage. Vous n’êtes aucunement lié aux personnes qui y ont vécu avant vous. C’est une chance de pouvoir être dans un bâtiment et de réaliser que des gens l’ont bâti il y a plusieurs siècles. Cela impose une forme de respect. Dans ces cas-là, impossible de détruire le bâtiment. Au mieux on rajoute un petit ascenseur dans la cage d’escalier.

On a beau essayer de mettre des arbres sur les toits par-ci par-là, mais la réalité c’est qu’aujourd’hui tout est construit en ciment, et c’est une catastrophe environnementale. Une usine de petite taille a besoin en moyenne de 26 tonnes de charbon par heure pour produire du ciment. Le trafic aérien représente 2% des émissions de carbone au monde, la production de ciment en représente 8,5%. Dans certains pays, le pourcentage de pollution liée aux travaux de construction atteint les 33%, vous vous rendez compte ? Rien que l’an dernier nous avons créé suffisamment de ciment pour construire un mur d’un mètre d’épaisseur et d’un kilomètre de haut tout autour de l’Equateur !



Avant, on ne mettait du ciment qu’à quelques endroits comme des aqueducs ou des caves, maintenant on en met partout. Le ciment est devenu la deuxième matière la plus utilisée au monde après l’eau. On construit des bâtiments entiers en ciment mais ce n’est plus le même ciment qu’avant. Les Romains savaient construire du ciment fait pour durer 2000 ans mais leur recette est aujourd’hui perdue. Le ciment tel qu’on le fabrique aujourd’hui ne dure pas plus de cent ans. On s’est longtemps demandé quel était l’ingrédient manquant qui nous empêchait de reproduire la recette des Romains, et ce n’est qu’en 2023 qu’on a enfin trouvé une piste mais la réponse précise reste nébuleuse. Je crois que les 8 milliards d’habitants sur la planète devraient pousser les scientifiques à trouver une alternative au ciment parce que le ciment c’est du poison. Quand les humains du futur repenseront à notre époque, ils ne l’appelleront pas l’âge de pierre ou de bronze mais l’âge de ciment.

En rencontrant de célèbres architectes pour préparer ce film, je me suis amusé à leur poser à tous la même question. Vous savez qu’auparavant, toutes les villes européennes étaient construites sur le même modèle basique avec au centre une cathédrale et un réseau de rues en étoile tout autour. Or aujourd’hui on ne construit plus de cathédrale bien sûr, la Sagrada Familia est sans doute la dernière cathédrale européenne. Du coup, si on devait construire une nouvelle ville en partant de rien, comment s’y prendrait-on ? Qu’est-ce qu’on mettrait en point de départ en plein milieu ? Or, personne ne m’a donné la même réponse. On m’a parlé d’universités, de bibliothèques, de salles de spectacles, quelqu’un m’a même proposé une clinique de chirurgie esthétique.

Cette histoire de bibliothèque, je n’y crois pas trop. Aujourd’hui tout le monde à une bibliothèque dans la poche, on peut suivre le cursus d’Harvard sans bouger de son lit. Je ne sais même pas combien de temps notre système d’études actuel va perdurer. Cette question que j’ai posée aux architectes m’est venue à cause d’un cas particulier lié à la ville de Berlin. L’ancien aéroport de Tempelhof a longtemps servi de liaison entre l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest, avant de fermer définitivement il y a une vingtaine d’années. Il y a donc désormais un immense territoire entièrement vide en plein milieu de cet épicentre économique européen qu’est Berlin. La ville a déclaré que seul un parc pouvait prendre la place de ce vide-là, mais j’ai peur qu’un jour le capitalisme l’emporte. J’ai dit aux architectes que c’était peut être justement les circonstances parfaites pour proposer au maire de Berlin leur vision d’un nouveau centre-ville utile et idéal, avant que quelqu’un ne finisse par y bâtir un centre commercial.



On construit énormément depuis les années 70, un peu partout. Or aujourd’hui, rien qu’en Angleterre on détruit plus de 50 000 bâtiments par an, alors qu’ils ont à peine plus de 40 ans. On fabrique des bâtiments aussi faciles à détruire qu’à construire, quelle absurdité. C’est presque aussi absurde que de faire un film. On détruit des montagnes pour construire des bâtiments éphémères et on forme une nouvelle montagne rien qu’avec les déchets. Au moment où nous parlons, sept cent montagnes sont en train d’être détruites rien que dans un seul pays, que je ne nommerai pas par peur du scandale. Pourtant quoi de plus beau qu’une montagne ? La roche, c’est pourtant quelque chose de vivant, la roche peut danser, on peut tomber amoureux de la roche. C’est cela qui me fait dire qu’architecte est à la fois le métier le plus noble et le plus pathétique qui soit. Et il n’y a pas de raison que ça change. Ils continueront à construire des bâtiments laids tant qu’on acceptera d’y habiter, mais quel choix avons-nous vraiment ?

Un grand-père souhaite avant tout que son petit-fils l’aime, n’est ce pas ? Pour cela, il va lui offrir des chocolats ou des bonbons, parfois en cachette. Il ignore alors que d’ici 50 ans, son petit fils souffrira de diabète, et après tout le grand père ne sera plus là pour le voir donc peu lui importe. C’est pareil en politique. Les politiciens construisent des bâtiments pas chers en béton en pleine ville pour qu’on les aime et ils se fichent bien qu’il faudra les détruire d’ici 50 ans. Si vous regardez bien derrière chaque homme politique, vous verrez la mafia des travaux de constructions. Ce n’est pas forcément évidement à distinguer dans les pays démocratiques mais ailleurs, c’est flagrant. C’est parce que bâtir est un moyen facile d’impressionner les foules.

On peut même aller plus loin et dire que l’architecture est un outil qui permet de distinguer les grands des petits dictateurs. Un grand dictateur possède et impose son propre style architectural, qui symbolise sa vision. Hitler a eu le sien, Staline aussi et ses bâtiments existent encore, ils resteront d’ailleurs probablement érigés pendant deux ou trois siècles. En revanche, Poutine n’a pas de style architectural, parce qu’il n’a pas de vision. Contrairement à ce qu’il souhaiterait, il n’a pas l’envergure d’un grand.



Selon quels critères avez-vous sélectionné les différents lieux que vous filmez dans le panorama mondial que constitue Architecton ?

J’ai fait plein de découvertes. J’ai réalisé que la Turquie était un véritable Klondike, par exemple. Nous y avons trouvé plus de 1200 ruines dont la plupart n’étaient référencées nulle part, dont aucun livre d’architecture ne faisait mention. Ces chefs d’œuvres se trouvent au milieu de nulle part, loin de toute route et tout village. Aller à la rencontre de l’architecture en Turquie c’est comme faire un voyage dans le temps, mais un voyage en sens inverse. Prenez par exemple le site de Göbekli Tepe, aujourd’hui considéré comme l’une des découvertes architecturales les plus anciennes au monde. Eh bien nous sommes aujourd’hui strictement incapables de reproduire les techniques de construction qui ont servi à l’ériger.

Même chose pour le site de Balbeek au Liban, composé de mégalithes qu’on ne parvient même pas à soulever avec notre équipement contemporain. On ne peut pas le soulever, alors je ne vous parle même pas d’en sculpter un dans la montagne ou de les empiler les uns sur les autres comme ils ont pourtant réussi à le faire dans l’Antiquité. Ils étaient des vrais maîtres en matière d’architecture. On dit parfois que les pyramides ont été construites par les esclaves, on devrait plutôt dire que ce sont les maîtres qui les ont bâties. Nous voyons tout en rectangles, mais eux construisaient tout en polygones. C’est une technique qu’on peut certes reproduire avec du bois ou du papier mais personne n’a réussi à reproduire leur manière d’assembler les polygones. Or ces polygones ont existé partout sur la terre : les pyramides d’Egypte, les murailles au Pérou ou en Turquie. Cela veut dire que cette histoire de Christophe Colomb découvrant l’Amérique, c’est du pipeau. Il a forcément dû y avoir des connections antérieures, sinon comment ces civilisations auraient-elles pu partager ces mêmes techniques impossible à imiter ?

Je vous invite à lire Platon ce soir. Il retranscrit une discussion entre Phédon et Socrate, qui raconte que sa lecture publique de L’Iliade la veille a attiré plus de 30 000 personnes dans un amphithéâtre. Dans quelle culture 30 000 personnes ne déplaceraient pour de la littérature ? Ce sont de chiffres de pop star ou de joueur de football. Mais la vraie question c’est : comment pouvait il s’adresser à l’équivalent d’un stade rempli sans le moindre micro? La réponse est : grâce à l’architecture. Cet amphithéâtre existe toujours, je l’ai retrouvé et j’ai fait le test. Le son circule toujours aussi bien. Pour revenir à ces technologies perdues : ce qui rend le plus perplexe c’est qu’on n’a jamais retrouvé un outil possédant l’échelle nécessaire. S’ils ont utilisé un procédé mécanique, cela veut dire qu’ils ont sûrement utilisé quelque chose de la taille d’une grue, or jamais rien de tel n’a été retrouvé, même à Pompéi. Ces grues n’étaient quand même pas faites en sucre, comment ont-elles pu disparaître de la surface de la Terre ? La réponse est que leur technologie ne devait pas être mécanique.



On croit être au sommet, on croit tout savoir de l’Histoire sous prétexte que notre civilisation arrive après les autres, mais c’est faux. Il y a des progrès et des inventions qui ont été définitivement perdues en route. Cela ne date d’ailleurs pas d’hier. A l’époque de Socrate, les gens se promenaient parmi les ruines laissées par une autre civilisation dont ils ignoraient tout. Socrate évoque clairement le mystère total de ces ruines. On a longtemps cru que le site de Baalbek était l’œuvre des Romains parce qu’on y a retrouvé des noms romains gravés dans la pierre. Or on s’est aperçu par la suite que la technologie utilisée pour graver ces noms étaient beaucoup plus grossière que celle utilisée partout ailleurs sur le site. Si les architectes d’origine avaient signé leurs bâtiments, ils l’auraient fait de façon plus harmonieuse. Cela veut donc dire que des Romains ont découvert le site alors qu’il était déjà en ruines, vestige d’une civilisation qui leur était inconnue, et qu’ils y ont gravé leur nom comme on laisserait un graffiti sur un mur. A partir de là, on peut imaginer que les Égyptiens ont pu découvrir les pyramides déjà érigées au lieu de les construire eux-mêmes.

D’ailleurs, savez-vous qu’il y a des pyramides antiques en Chine, des pyramides plus grandes encore que celle de Gizeh, mais que le gouvernement refuse de les montrer à qui que ce soit ? La raison est que l’on a retrouvé des momies à l’intérieur, mais que le visage d’aucune d’entre elles ne possède de traits chinois. Nul ne sait de quelle civilisation elles proviennent. Cela signifie que les Chinois ne sont pas la plus ancienne civilisation sur leur propre terre. Une fois de plus, l’architecture permet de voyager dans le temps.

Il y a cent ans, en Union Soviétique, il fut décidé qu’on n’avait plus besoin de religion et les églises furent donc transformées en entrepôts. Encore aujourd’hui, o peut voir inscrit au dessus de la porte de certaines églises « entrepôt à pommes de terre ». Si les humains disparaissaient de la surface de la Terre à cause d’une pandémie, d’un astéroïde ou du dérèglement climatique, et qu’une civilisation découvrait ces beaux bâtiments plein de vitraux et d’icônes, ils se diraient que les gens de cette époque devaient vénérer les pommes de terre !



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 8 novembre 2024. Un grand merci à Florence Alexandre.

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