Festival Visions du Réel | Entretien avec Venice Atienza

Découvert à la Berlinale, Last Days at Sea figure cette semaine au Festival Visions du Réel. Ce documentaire saisit les derniers jours dans un village en bord de mer d’un jeune garçon qui va partir étudier en ville. La Philippine Venice Atienza compose avec tendresse un récit d’apprentissage ensoleillé, mais raconte aussi la fin d’un monde. Elle est notre invitée de ce Lundi Découverte.


Quel a été le point de départ de Last Days at Sea ?

En 2014, j’ai été engagée par une maison de production dans le but de réaliser des courts métrages pour une organisation non-gouvernementale. Ces films devaient porter sur la façon dont le petit village de pêcheurs isolé de Karihatag a été capable de résister à des tempêtes dévastatrices. C’est lors de cette mission que j’ai rencontré Reyboy, le fils du chef du village. Chaque fois que nous avions des pauses dans le tournage, Reyboy nous emmenait nager dans la rivière et dans la mer, et il nous parlait aussi de leur vie quotidienne. Cette rencontre avec Reyboy m’a profondément touchée, car j’ai vu qu’il était capable de s’émerveiller des petits détails de la nature, et en même temps de comprendre le profond pouvoir de cette dernière. Cela m’a donné le sentiment qu’il était jeune et vieux en même temps.

J’ai toujours voulu faire un film sur Reyboy et son village. Je suis donc revenue le revoir 3 ans après notre première rencontre. Mais quand je suis retournée le revoir, il m’a dit qu’il partait dans un mois, à la fin de l’été, pour aller étudier en ville à l’école secondaire. Savoir qu’il était sur le point de quitter son village m’a vraiment frappée. À ce moment-là, j’ai senti que la chose la plus importante était de faire un enregistrement de ses derniers jours à la maison. Je ne savais pas encore ce que nous allions faire, je n’en avais pas encore pleinement conscience, mais j’ai tout de suite pressenti qu’il était important d’être en compagnie de Reyboy pour ses tous derniers jours chez lui, et d’y consacrer du temps.

Last Days at Sea est plein de magnifiques couchers de soleil et d’images d’une mer d’un bleu profond, comment avez-vous abordé le traitement esthétique de ce paysage paradisiaque ?

Je me souviens que dès le début du projet, j’ai eu une conversation à ce sujet avec mon équipe. Nous avons évoqué notre désir de capturer les changements du temps, tout au long de la journée mais aussi au fil de la saison : regarder le mouvement des arbres, saisir l’occasion de regarder les nuages changer. Moshe, l’un de nos chef-opérateurs, a vraiment pris soin de parvenir à rendre visible le mouvement du temps. Nous avons passé près de 20 jours à Karihatag au total, mais nous n’avons qu’environ 54 heures d’images. Notre temps était partagé entre filmer et tout simplement laisser passer le temps. Nous avons pris beaucoup de temps pour observer l’espace. Je pense que cela nous a aidés à apprécier ce qui nous en entoure, à prendre conscience des petites choses qui font la particularité de Karihatag, et à comprendre comment nous pouvions le rendre visible dans les images.

Il pouvait parfois s’agir d’une toute petite chose, comme une fleur violette flottant dans l’eau, ou parfois quelque chose de gigantesque, comme la foudre déchirant le ciel nocturne. Du moment du tournage jusqu’au montage, nous avons essayé de prêter attention à tous ces détails pour en donner quelque sorte une sensation de l’espace. Mais nous ne voulions pas nous contenter de montrer ce qui était beau, il était très important pour nous de montrer la vraie vie de Karihatag, de rendre visible ce qui était difficile. Je pense que ce qui rend Karihatag si particulier, c’est qu’il s’agit du point de rencontre unique entre deux forces opposées : la beauté de la nature et le danger potentiel.

Last Days at Sea est un film sur la fin de l’enfance, mais dans quelle mesure diriez-vous que le film parle aussi de la fin d’un monde, d’un certain mode de vie ?

La fin de l’enfance, la fin d’un monde et la fin d’un certain mode de vie sont des choses qui sont liées les unes aux autres. Les « grandes choses » de la vie, telles la disparition d’un mode de pêche traditionnel ou le manque d’opportunités de travail, ont façonné le monde personnel de Reyboy. Il n’y a aucun moyen de les séparer. Je pense souvent que si le mode de vie des gens à Karihatag n’était pas menacé (s’ils avaient des installations suffisantes pour l’éducation, les soins de santé, s’ils avaient des lignes téléphoniques, du signal, si la mer et le temps ne devenait pas imprévisible, s’ils avaient des options), Reyboy n’aurait pas à faire face si tôt à la fin de l’enfance. Les gens n’auraient pas à s’éloigner pour trouver une vie sûre. Last Days at Sea, pour moi, est en grande partie un film sur la façon dont la fin d’un monde et la fin d’un certain mode de vie entraînent justement la fin d’une enfance. Le film montre comment nos mondes personnels sont façonnés par les grandes choses qui se passent autour de nous.

Qui sont vos cinéastes préféré.e.s et/ou qui vous inspirent ?

De 2015 à 2017, j’ai fait partie à DocNomads du Programme de mise en scène documentaire. C’est un cours en Erasmus qui dure deux ans et qui nous a emmené.e.s à Lisbonne, Budapest et Bruxelles. C’est là, je dirais, que j’ai rencontré les plus grandes influences de ma vie en termes de cinéma. Je suis devenue camarade de classe avec 25 autres personnes de tous horizons sur la planète et j’ai vu comment tout le monde faisait des films différemment. J’ai vraiment senti mon monde s’ouvrir grâce à mes camarades de classe, j’ai appris à travailler avec mes vulnérabilités et mes fragilités dans le cinéma, au lieu de fuir les choses que je perçois comme des faiblesses. Deux membres de l’équipe de base de Last Days at Sea sont mes camarades de classe de DocNomads— Fan Wu est notre productrice taïwanaise, et Anna Magdalena Silva Schlenker est l’une de nos deux monteuses.

J’ai également été très touchée par les œuvres de Petra Costa, Sergey Dvortsevoy, Naomi Kawase et Patricio Guzman. Pendant que nous étions en montage, je regardais beaucoup de films d’Isao Takahata et Hayao Miyazaki. Mais pendant ce processus, ce qui m’a tenu compagnie et ce qui m’a vraiment inspirée à faire des sauts dans le montage a été la lecture du travail de l’anthropologue Ruth Behar, d’Ursula K. Le Guin, ainsi que la lecture de Starting Point, une compilation d’écrits sur Hayao Miyazaki. Parfois, après une longue journée, je lisais avant de m’endormir, et je découvrais que les écrivains faisaient face aux mêmes choses que moi. On montait à distance. L’une de mes monteuses était en Colombie pendant que j’étais à Mumbai, et je me sentais parfois isolée – la lecture de ces livres m’a réconfortée.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

Ces jours-ci, j’ai ressenti ce besoin intense de découvrir quelque chose de nouveau. Il y a quelque chose qui m’est arrivé après qu’on ait fini Last Days at Sea. D’un côté, j’avais cette grande joie, une gratitude géante d’avoir eu la chance de terminer le film et de voir le résultat. De l’autre, j’ai senti un vide géant, comme si un éléphant avait l’habitude de vivre avec moi et qu’il avait fini par s’éloigner. J’ai ces deux émotions en moi et je leur accorde la même importance. Je pense que c’est peut-être quelque chose qui se passe quand nous partageons enfin un film sur lequel nous avons travaillé avec le monde. Donc, ces jours-ci, j’essaie de vivre avec ces émotions et en même temps d’apprendre quelque chose de nouveau.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 16 mars 2021.

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