C’est l’un des grands noms de l’Ecole de Berlin : Ulrich Köhler revient avec In My Room, sélectionné à Cannes et en salles ce mercredi 9 janvier. Le réalisateur des hypnotiques Montag et La Maladie du sommeil filme les mésaventures d’un Robinson Crusoé moderne. Il livre un commentaire poignant sur l’égo masculin, sur la peur de la solitude, les fantasmes de virilité et la difficulté à communiquer ses sentiments. Rencontre.
Dans vos films précédents, vous filmiez des choses quotidiennes (la forêt, les rapports familiaux…) et parveniez à les rendre très étranges. Or cette fois-ci vous vous racontez un événement extraordinaire et improbable, en en faisant quelque chose de très réaliste. Pour commencer, est-ce que c’est une formule qui vous convient?
Oui c’est un peu l’idée. Je voulais partir d’une hypothèse fictionnelle, mais à partir de là rester très réaliste. Le premier tiers du film est le plus purement réaliste, et je tenais justement à ce que l’on retrouve cette manière de voir jusqu’au bout, malgré tout ce qui se passe.
L’événement au cœur d’In My Room n’arrive effectivement pas tout de suite. On l’attend, et quand finalement il arrive, le film passe rapidement à autre chose, ce qui crée un rapport au temps particulier. Avez-vous toujours eu en tête cette structure étonnante pour le récit?
Non. Pour moi l’être humain se définit par rapport aux autres, par ses interactions sociales. La question que je voulais poser c’est « Qu’est ce qu’il advient de l’humain quand il perd ce miroir que sont les autres ». C’est pour ça que cette première partie du film raconte avec tant de détails ces interactions, cette vie quotidienne. C’est peut-être aussi une partie plus autobiographique que les autres. C’est une manière de montrer que, d’une certaine façon, mon personnage est déjà un Robinson avant d’en devenir un au sens propre.
Mais je n’avais pas d’idée trop précise en tête. De façon générale, je me suis laissé emporter par des intuitions et des envies, bien plus que dans mes films précédents. Cela fait longtemps que j’avais l’idée de faire un film qui joue avec la figure de Robinson Crusoë, mais cet angle-là, cette question de savoir ce qui définit l’homme, c’est quelque chose que j’ai assez peu retrouvé au cinéma, et qui me vient plutôt de la littérature. J’ai en effet une forte attirance pour la littérature dystopique. Je peux vous citer comme influence La Maitresse de Wittgentstein de David Markson, Miroirs noirs d’Arno Schmidt, et bien sûr Le Mur invisible de Marlen Haushofer. Vous savez, j’ai essayé d’obtenir les droits adaptation de ce dernier lorsque j’étais étudiant ! Finalement je suis heureux que ça ne se soit pas fait.
Avez-vous vu l’adaptation qui en avait été faite en 2012, avec Martina Gedeck?
Oui, je n’ai pas trop aimé.
Moi non plus, je trouve que le problème principal est d’avoir gardé cette voix-off en permanence. Votre film, en revanche, n’a pas peur du silence.
C’est aussi une adaptation trop tragique. Le roman raconte un quotidien qui se met peu à peu en place, or dans le film c’est toujours à travers l’angle de la catastrophe et du drame. La littérature m’a toujours inspiré, même de façon lointaine, mais je ne sais pas vraiment si je pourrais adapter un roman, surtout un grand roman comme celui-ci. N’est ce pas Godard qui disait qu’on ne pouvait faire de bons films qu’à partir de mauvais romans? Quand j’étais petit je lisais énormément de westerns d’un écrivain qui s’appelait Louis L’Amour. J’ai dû lire une trentaine de ses romans! C’est un des auteurs qui a vendu le plus de livres au monde, du moins à l’époque, mais aujourd’hui plus personne ne se rappelle de lui (rires). Je crois qu’il y a eu une adaptation d’un de ses romans, avec Tom Selleck. Il faudrait peut-être que j’essaie de l’adapter (rires).
Bien que vous travailliez une nouvelle fois avec le chef opérateur Patrick Orth, In My Room ne ressemble pas beaucoup à vos film précédents. En terme de mise en scène et de choix esthétiques, l’avez vous appréhendé de façon différente?
Après avoir fini mon premier film, Bungalow, je me suis dit que je ne voulais pas faire à nouveau que des plans séquences, que c’était trop dogmatique et qu’il ne fallait pas que j’oublie désormais de faire des champs-contrechamps. Or mon deuxième film, Montag, contient finalement encore moins de prises que le premier (rires). La deuxième partie d’In my Room est uniquement composée de plans séquences, mais dans la première, le découpage est effectivement différent. C’est le fait d’avoir tourné entièrement caméra à la main qui fait ça. C’est un choix sciemment réfléchi : je voulais que la deuxième partie soit bien plus portée vers l’image, de façon générale, là où la première portait plus sur des détails. Et puis, travailler avec des animaux, ça impose beaucoup de contraintes de mise en scène!
La principale différence, ça a été le travail avec Hans Löw. J’ai passé beaucoup plus de temps avec lui qu’avec n’importe quel acteur auparavant, car c’est un rôle qui demandait beaucoup de préparation. C’était la relation la plus forte que j’ai eue avec un acteur pendant un tournage, et pas seulement parce qu’on se connaissait déjà bien avant. Il a d’ailleurs influencé certaines décisions dans la conception du film entier.
Pourquoi avoir choisi d’ouvrir le film de façon un peu trompeuse, avec cette scène de comédie?
Tous mes protagoniste sont un peu détachés de la réalité, c’est une vieille idée qui traverse mes films. Or un cameraman tellement blasé qu’il n’arrive plus à filmer, on peut difficilement faire plus détaché. Et je trouvais que c’était un bon métier pour un personnage ayant des velléités artistiques mais sans l’ambition d’être artiste lui-même. Mais l’idée vient aussi d’ailleurs. Pendant longtemps j’ai fait des recherches sur le parlement allemand. Je voulais faire un film de fiction sur un membre du parlement, mais je n’ai jamais trouvé la bonne manière de le faire, peut-être parce que ce monde-là se capte mieux en documentaire qu’en fiction. C’était donc une manière d’intégrer ce monde dans mon film.
Avez-vous toujours ce projet en tête?
Non, je ne pense pas. J’avais comme modèle State Legislature de Frederick Wiseman, que j’adore, mais moi je ne suis pas fait pour le documentaire.
Après Montag, c’est la deuxième fois que vous utilisez une chanson des Pet Shop Boys sur une scène mélodramatique. Pourquoi ce choix?
C’est un groupe que j’aime beaucoup. Quand j’étais jeune, j’ai dansé sur West End Girl ou It’s a Sin, mais ce n’est que plus tard, dans les années 90, que je les ai vraiment écoutés. Quand ils ont sorti cet album au packaging orange, Very. Plus jeune j’écoutais du jazz, mais quand je suis arrivé en France pour faire les Beaux-Arts j’ai complètement arrêté d’écouter de la musique. Parfois j’accompagnais un ami à des concerts de death metal, et ça m’intéressait un peu, mais globalement je n’ai jamais été très rock. A l’époque tout le monde écoutait Nirvana, ou bien en France les Négresses vertes et la Mano Negra, mais ça ne m’a jamais autant attiré que la pop. Il y a chez les Pet Shop Boys une grande simplicité dans la musique, dans les phrases, et pourtant il y a toujours plusieurs sens à leurs chansons. Et puis ce sont quand même deux homosexuels capables de faire chanter tous les homophobes d’un stade de foot. C’est l’essence même de la pop.
D’où vous est venu le titre du film?
C’est le nom d’une chanson des Beach Boys, que j’aime beaucoup. D’ailleurs, pendant longtemps, je pensais qu’on l’entendrait à la toute fin du film, mais je me suis rendu compte au montage que ça ne fonctionnait pas du tout. Ca devenait beaucoup trop ironique. Presque toujours, quand j’écris une scène en pensant à une chanson en particulier, je me rends compte que ca ne marche jamais en salle de montage. C’est pour ca que je ne travaillerai jamais avec un compositeur. Ce titre captait très bien le fait que mon protagoniste est quelqu’un qui a fermé la porte, et qui commence à l’ouvrir alors même qu’il n’y a plus personne à qui l’ouvrir.
*** Attention, la suite de l’interview contient des révélations sur des éléments de l’intrigue ***
Il y a quelque chose du fantasme enfantin de se retrouver seul dans la nature, mais aussi un fantasme plus propre à l’adolescence, celui d’enfin trouver sa place dans la famille et la société. Au début, le héros arrive à peine à draguer une fille, mais dans la deuxième partie il devient un cowboy et fonde même un foyer, comme s’il devenait enfin la version idéale d’un homme…
(Silence) Pour moi il devient peut-être un homme qui croit enfin à quelque chose, mais il devient surtout un bourgeois. La bourgeoisie de ses parents, qu’il a niée en vivant comme un grand adolescent, remonte à la surface. Il est toujours aussi borné et coincé que dans la première partie : il est toujours aussi peu capable de s’ouvrir car il pense que son concept de vie est le seul valable. Je comprends très bien la femme, quand elle trouve absurde son projet à lui de construire quelque chose dans un monde où ça n’a plus de sens. Elle ne croit pas à ce nouveau monde, elle ne voit pas l’intérêt de créer de l’énergie par exemple. Cette idée écologique qui n’a plus de sens s’il ne reste plus qu’un seul homme sur terre.
C’est un personnage féminin intéressant dans le sens où elle est très éloignée des stéréotypes féminins (sur la famille, la compassion). En quelque sorte, c’est elle le cowboy.
J’avais écrit un long monologue où elle racontait son parcours. C’est quelqu’un qui voulait une famille. Elle a toujours désiré des enfants mais son mari n’en voulait pas. Elle se retrouve seule et perd cette croyance, elle découvre sa liberté en quelque sorte. Chacun des deux personnages exprime une conception différente de la liberté. Chez lui, cela se traduit par l’envie de reconstruire un grand projet qui lui est propre, de créer son propre monde autour de lui. Chez elle, cela consiste à prendre chaque jour son cheval, partir où elle le veut, pour aussi longtemps qu’elle le veut, et se servir à droite à gauche. Je comprends sa vision à lui, ça m’amuserait de bricoler et vivre avec des animaux, mais je trouve l’approche nihiliste de la femme beaucoup plus réaliste et intéressante. Je pense que si j’étais dans leur situation, je ferais comme elle. Enfin si j’étais dans leur situation, je me suiciderais (rires).
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 19 décembre 2018. Merci à Chloé Lorenzi.
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