Festival Chéries-Chéris | Entretien avec Tim Leyendekker

Philosophie, science, fiction, humour et art vidéo : dans Feast, le plasticien néerlandais Tim Leyendekker part d’un fait divers glauque (des contaminations volontaires du VIH dans des partouzes gays) pour tisser une déboussolante mosaïque d’approches sur le libre arbitre. Le réalisateur nous en dit davantage sur le film le plus singulier dévoilé au Festival de Rotterdam et qui figure cette semaine en compétition à Chéries-Chéris.


Quel a été le point de départ de Feast ?

Comme de nombreuses personnes, j’ai été très choqué par les événements qui ont été révélés par les médias de l’époque. J’étais choqué non seulement par le fait que les victimes avaient été délibérément infectées par le VIH, mais aussi par les méthodes que les suspects avaient semble-t-il utilisées. Par de nombreux aspects, ces actes ressemblaient à la manifestation ultime du mal. Je me suis intéressé à la façon dont ce fait divers a été médiatisé, et aux débats qu’il a fait naître. À l’époque, l’un des tabloïds a qualifié les auteurs de « monstres du VIH ».

Plus tard, on a appris que certaines victimes étaient retournées dans ces soirées, malgré leur conviction que quelque chose ne tournait pas rond. J’ai voulu interroger la manière dont on débat du bien et du mal. Je voulais créer une œuvre qui s’attache à ces deux notions particulièrement lourdes de sens, mais aussi à tout ce qui se situe entre.

Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler avec un chef-opérateur différent pour chacune des sept parties du film ?

De façon assez littérale, je voulais donner à sept paires d’yeux différents l’occasion de donner leur point de vue sur le scénario, et en filigrane au fait divers. C’est un parallèle conceptuel avec le texte qui donne son origine au film : Le Banquet de Platon. Au cours d’une orgie, sept notables tentent d’articuler leur définition d’Eros, c’est à dire la vérité, l’amour et la beauté. Le monologue de fin vient de Socrate qui soutient que tous les participants ont tenu de grands discours, mais aucun d’entre eux n’a dit la vérité, parce que la vérité n’existe que dans un mouvement elliptique, et qu’il n’est jamais possible de l’épingler pour de bon. Et pourtant, c’est ainsi que nous avons tendance à regarder les choses, comme quelque chose de définitif.

Or, quand on change de point de vue, en zoomant par exemple, on finit toujours par réaliser qu’il n’existe pas qu’une seule vérité définitive. Cela ne veut pas dire que tout est relatif, et que nous ne devrions jamais juger les gens sur leurs actions, mais je pense qu’il est intéressant d’élargir nos perspectives, de remettre activement en question notre façon de voir les choses.

Feast débute par une présentation d’objets disparates, une scène à la fois factuelle et fragmentée. Était-ce une manière de laisser au spectateur d’emblée (et pour le reste du film) toute liberté d’interprétation ?

Cette notion est à mes yeux l’un des éléments essentiels de ce film et de mon travail en général. Je suis davantage intéressé à l’idée de proposer des pistes de réflexion, et à demander aux spectateurs d’y réfléchir, plutôt que d’offrir un récit fixe dans lequel j’impose ma morale personnelle (que ce soit à la première personne ou par le biais d’un personnage d’artiste). Cela ne veut pas dire que je n’ai pas d’opinion sur les choses, mais ce n’est tout simplement pas le genre de conversation que je veux engager dans mon travail.

Quel.le.s sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent?

Ah, il y en a tant ! Je dirais que je suis avant toute chose passionné par l’œuvre de Michael Haneke, de ses débuts à Amour. J’admire aussi beaucoup les premiers longs métrages de Philippe Grandrieux, Lucretia Martel, Steve Reinke, Pier Paolo Pasolini, Kira Muratova, pour n’en nommer que quelques-uns…

Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

J’ai été particulièrement enthousiasmé par le premier long métrage d’Isiah Medina, 88:88. La manière dont le processus du montage participe à la narration-même m’a semblé particulièrement brillante et contemporaine. J’aime également beaucoup le travail de Sky Hopinka et j’ai très hâte de voir ce que Melanie Bonajo, une autre artiste néerlandaise, trouvera pour la Biennale de Venise, peu importe quand celle-ci pourra bien avoir lieu.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 16 février 2021. Un grand merci à Mirjam Wiekenkamp.

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