Dévoilé en compétition au Festival des 3 continents, La Mélancolie est un drame d’une amertume à la fois élégante et incisive. Son héroïne est une épouse qui doit taire le deuil de son amant. Ce long métrage sort le 14 août en France et le cinéaste japonais Takuya Kato est notre invité.
La Mélancolie est votre second long métrage, vous êtes cinéaste mais également dramaturge et metteur en scène de théâtre, c’est bien cela ?
C’est vrai qu’habituellement je travaille surtout dans le théâtre, où j’écris et je mets en scène. La Mélancolie est le deuxième long métrage que je réalise et jusqu’à présent, mon expérience théâtrale a été mon activité principale. A l’avenir j’aimerais pouvoir continuer à mener les deux activités en parallèle. On pourrait peut-être dire que le point commun entre le théâtre et le cinéma c’est qu’ils permettent de regarder à l’intérieur d’espaces qui sont habituellement privés, auxquels on ne peut généralement pas avoir accès à moins d’y être invité. Ce sont des sentiments que l’on peut mettre en scène dans les deux arts.
Qu’est-ce qui vous a fait opter pour le cinéma plutôt que le théâtre pour raconter l’histoire de Watako ?
En réalité j’ai développé ce personnage sur les deux tableaux en parallèle puisque j’ai aussi écrit une pièce de théâtre dans lequel se trouve un personnage nommé Watako. Elle est un peu différente de la Watako du film mais cela reste un personnage que j’ai mûri assez longtemps.
Qu’arrive-t-il à cette autre Watako ?
Dans la pièce, Watako se sent coupable de la mort de son amant, on suppose même qu’elle l’a tué. la pièce et le film sont les deux revers d’une même histoire. Le titre japonais du film signifie « se défaire », « se démêler » et le titre de la pièce signifie justement « s’emmêler ». A l’origine de ce projet, je me suis vraiment interrogé sur l’étymologie du mot s’emmêler. J’ai visualisé cet espace dans lequel il y a deux trajectoires qui convergent et s’entrecroisent jusqu’à ne plus pouvoir se démêler. La question était de comment faire pour que cette situation emmêlée puisse être démêlée. Or, pour démêler les choses il faudrait pouvoir rétropédaler mais en suivant la trajectoire exacte que l’on a suivie jusqu’alors. On ne peut pas dévier d’un pas sous peine de s’emmêler à nouveau à un autre endroit.
Je trouvais qu’on pouvait appliquer cette notion à nos vies humaines. Les gens de ma génération ont parfois l’impression que si on fait ne serait-ce qu’une seule erreur, si on commet un seul impair, on peut être évincé de la société. Il y a une pression perpétuelle, un choix qu’on nous impose de faire un permanence. Il faut prendre la bon décision sous peine de se retrouver écarté. Watako décide certes d’avoir un amant, mais suite au décès de ce dernier elle se retrouve contrainte de décider de la suite : elle doit choisir si c’est un bonne idée ou non de rester avec son mari, et pourquoi. Tout ces choix auxquels on est confronté m’intéressaient beaucoup et c’est pour cela que j’ai eu envie de les traiter de deux façons différentes.
On a plaisir à retrouver dans La Mélancolie plusieurs visages familiers du cinéma d’auteur japonais contemporain : Haru Kuroki (La Maison au toit rouge), Kanji Furutachi (Hospitalité), Shota Sometani (Himizu), et dans le rôle principal, Mugi Kadowaki (Aristocrats). Qu’est-ce qui a motivé vos choix de casting ?
J’ai vraiment choisi chaque comédien personnellement. Le fait qu’ils puissent être déjà célèbres, que leur visage soit familier ou bien qu’ils aient joué dans des films ayant circulé dans des festivals étrangers n’était absolument pas un critère. Le choix s’est fait sur leur jeu et leur capacité à s’épanouir a l’intérieur de mon film. C’était important pour moi que les spectateurs puissent s’identifier à eux ou bien reconnaitre des caractéristiques se trouvant chez des personnes qu’ils connaissent. C’est dans ce sens-la que je souhaitais éveiller une certaine familiarité entre les spectateurs et les acteurs.
Au Japon, on a tendance à toujours enrober les choses, même quand on s’adresse à des amis ou des gens qui sont assez proches de nous. Les propos sont souvent très atténués pour ne pas blesser l’autre ou pour ne pas porter atteinte à son intégrité, et je pense que c’est assez spécifique à la culture japonaise. J’ai donc choisi des personnages qui pouvaient incarner cette spécificité-là. A mon sens c’est quelque chose qui éveillera aussi la familiarité au sein du public japonais. Il fallait que ces acteurs puissent incarner l’écart qui existe entre ce qui se trouve au plus profond d’eux-mêmes et ce qu’ils disent, ce qu’ils pressentent aux autres en apparence. Le premier critère pour les choisir a vraiment été cette idée-là.
Le travail sur la lumière et les décors, à la fois élégants et presque froids, participe à traduire à l’image cette notion de retenue. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces choix esthétiques ?
J’ai choisi chaque lieu du tournage avec le découpage de chaque plan à l’esprit, c’est peut-être pour cela que des décors a priori chaleureux peuvent évoquer cette notion-là. Je pense que c’est aussi vraiment lié à la fois aux choix du format de l’image, au choix de l’objectif, mais aussi à la distance entre la camera et le sujet qui est filmé. J’ai pris soin de donner l’impression que l’on est spectateur de l’intimité de cette jeune femme et des personnages en général. C’était donc important qu’on ne se trouve pas trop proche d’elle. Peut-être qu’effectivement le fait d’être toujours un tout petit peu en retrait donne cette impression..
C’est vrai que cela peut paraître assez froid mais j’estimais que cette distance était importante car elle devait permettre au spectateur de se poser en retour la question de ce qu’il ressent. Généralement, dès qu’il y a une émotion dans un film, la camera à tendance à accompagner, à être de plus en plus proche de la personne qu’elle filme. J’ai justement fait en sorte de maintenir une certaine distance afin que le spectateur ait la place de se poser des questions, de se demander ce que le personnage peut bien penser. Le comportement des gens est quelque chose d’imprévisible, on ne peut jamais anticiper de façon certaine les choix qu’ils vont faire. Ces choix de mise en scène correspondent en quelque sorte à cet état d’esprit.
L’histoire de Watako est tragique mais cette retenue fait que La Mélancolie ne ressemble jamais à un mélodrame classique. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce paradoxe ?
C’est vrai que la question du mélodrame ne m’a pas réellement traversé l’esprit en tant que telle. Lorsque j’ai écrit ce film, j’avais en tête les trois pôles qui pour moi structurent en général les gens et leurs réactions. D’une part ce qu’ils pensent, d’autre part la façon dont ils agissent et enfin ce qu’ils disent. Ce sont trois choses qui sont souvent bien distinctes au départ. Leur convergence est une chose assez complexe et imprévisible, et c’est elle qui va véritablement constituer les personnages. Je me suis surtout attaché à décrire cela le plus précisément possible.
En tant que scénariste, comment vous êtes-vous assuré de maintenir votre équilibre idéal entre évoquer suffisamment et ne pas trop en dire ?
Je crois que c’était vraiment une question de ressenti. Je dirais qu’il y a chez les Japonais cette notion d’une ligne dont on peut s’approcher en fonction du degré d’intimité, mais qu’il vaut mieux ne pas franchir. Nous avons tous instinctivement la notion de ce que l’on peut dire ou pas, de jusqu’où l’on peut s’exprimer. Qu’est-ce qu’on peut dire à ses proches, à ses amis, ou à un mari dont on est plus ou moins proche au moment où l’histoire se déroule ? Voilà les questions que j’ai eues en tête au moment de l’écriture. En général, le texte qu’on fait dire aux acteurs à tendance à être en accord avec les émotions vécues par les personnages. Or j’ai eu envie de choisir un autre dispositif : me focaliser sur ce que les personnages diraient dans cette situation plutôt que ce qu’ils ressentent réellement.
Ce décalage m’évoque celui des différentes scènes de flashback, que vous n’annoncez jamais d’emblée comme telles, de telle sorte que l’on ne réalise qu’au bout d’un moment que l’on n’est plus dans la même séquence. Qu’est-ce qui a motivé ce choix d’écriture ?
J’ai vraiment traité la questions des flashback en adoptant le point de vue du personnage de Watako. C’est en fonction de l’évolution de ses sentiments à elle que ces derniers vont intervenir ou pas. Cela peut engendrer une confusion sur où on en est dans le récit, mais cette question ne s’est pas vraiment posée puisque je me suis vraiment reposé sur elle en tant que fil conducteur. En tout cas, c’est la structure que j’avais en tête dès l’écriture du scénario. Prenons par exemple cette scène de l’aéroport située au début du film. Le mari est là pour réparer quelque chose, mais l’esprit de Watako s’échappe, comme si elle essayait de fuir quelque chose. C’est là que son amant revient à l’image. Je me suis dit que j’allais l’écrire exactement de la même manière que le souvenir lui revient à l’esprit.
Dans la toute première scène, Watako est seule à l’écran tandis qu’on entend hors-champ une voix masculine dont on ignore si elle appartient à son mari ou à son amant. Pourquoi avoir choisi d’ouvrir le film sur cette ambiguïté ?
Dans cette séquence d’ouverture, j’avais envie qu’on ne voie qu’elle car c’est vraiment autour d’elle que le film va se bâtir. C’est un personnage qui est dans le déni, qui fait semblant de ne pas voir beaucoup de choses, à commencer par sa relation avec son mari qui déjà se délite, sa relation avec sa belle-mère qui leur demande pourquoi ils ne font pas d’enfants, ou encore que son mari a un enfant d’une autre femme. Voilà toute les réalités que Watako refuse de voir. Je voulais que dans ce plan d’ouverture on puisse déjà percevoir ce déni dont elle va peu à peu se départir. C’est pour ça que c’est hors-champ que quelqu’un s’adresse à elle.
Chaque personnage de La Mélancolie possède sa propre manière de parler et d’exprimer ou non ce qu’il ressent. Le mari de Watako est particulièrement direct mais ses phrases sont d’une telle froideur qu’elles n’expriment finalement rien d’intime. Comment avez-vous appréhendé ses dialogues ?
À mon sens le mari de Watako est quelqu’un de très stratège, il essaie d’avoir de l’emprise sur elle. Son intention première est d’avoir le contrôle sur Watako. Pour cela, il va toujours essayer de trouver des moyens de la contrôler sans qu’elle s’en aperçoive, en essayant de trouver des formules qui noient le poisson. Par exemple, dans la scène du couloir, il voudrait essayer de réparer les choses, faire en sorte que ça aille mieux. Il voudrait lui proposer un rendez-vous amoureux mais plutôt que d’en prendre frontalement l’initiative et de lui dire « Je voudrais t’amener à tel endroit », il va lui poser la question « Y’a pas un endroit où tu voudrais aller ? ». Cette formule détournée, qui contourne les objectifs premiers de sa question, est un moyen pour lui de prendre le contrôle. Dans la scène de l’aéroport, au lieu de lui dire « On pourrait déjeuner ensemble », il dit « On fait quoi après ? ». Cette manière de s’exprimer en faisant en sorte que l’autre choisisse, c’est une manière d’avoir du pouvoir sur l’autre.
Parmi tous les personnages du film, y en a-t-il un qui arrivent selon vous à mieux assumer et exprimer leurs sentiments de manière plus simple que les autres ?
Non (rires). Par exemple, l’amie de Watako ne lui dit jamais en face ce qu’elle pense vraiment de sa relation avec son amant. Quant au père de ce dernier, il ressent une sorte de frustration et de malaise vis-a-vis de la situation. Lorsqu’il demande à Watako l’autorisation de parler d’elle à l’épouse de son fils, il ne pense ni au bien-être de cette dernière ni à celui de Watako, il pense à lui-même avant tout. Donc oui, dans mon film, tous les personnages ont un problème de communication.
Tout comme la première scène, le dénouement possède sa propre ambiguïté. Diriez-vous qu’il s’agit d’un happy end ?
Oui, pour moi c’est plutôt un dénouement optimiste, puisque Watako finit par accepter de regarder en face les choses qu’elle essayait d’éviter auparavant. Elle se sent enfin concernée par ce qu’elle vit, le fait de prendre sa vie en main pour moi c’est forcément positif.
Cette notion de se sentir ou non concerné par les choses évoque la notion de mélancolie telle que la définissait Freud. Il comparait cette « perte de la capacité à aimer ce qui nous entoure » à une sorte de deuil, ce qui fait écho au parcours de Watako.
Quand j’ai imaginé le personnage de Watako, j’ai pensé que si elle faisait preuve d’un tel détachement, c’est par crainte d’être blessée. Ouvrir les vannes des sentiments signifierait pour elle devoir faire face à la profondeur de sa blessure. C’est de cela dont elle souhaite se protéger. La question que j’avais envie de traiter à travers ce film est la question de la responsabilité, le fait de se sentir concerné ou non par les événements que l’on vit. Je crois qu’au Japon il y a une grande tendance à penser qu’on n’est pas concerné, que ça ne nous regarde pas, que ça se passe en dehors de nous. Les gens ont tendance à ne pas s’impliquer dans ce qu’ils estiment être en dehors d’eux. À travers le déni de Watako, je voulais parler de cette tendance de la société japonaise actuelle qui est de détourner le regard, de ne pas vouloir voir les choses en face. Je pense que ce sont ces petites histoires individuelles qui permettent de parler plus largement de la société.
Le deuil et la perte sont également des thèmes que j’avais envie d’aborder, mais c’est la question de la communication qui était surtout centrale pour moi. La question du verbe, du mot, état aussi très importante. Est-ce que le dialogue peut permettre des résoudre les problèmes ? Est-ce que le fait que les deux époux aient une conversation peut suffire à réparer les choses entre eux ? Ils prennent tous les deux la décision de rester ensemble ou pas, mais est-ce que c’est cette discussion qui va leur permettre d’être heureux ? Est-ce que vous pensez que la conversation est le meilleur moyen de résoudre les problèmes ?
Je dirais que oui, à condition les personnes qui discutent soient de bonne foi. Et vous ?
J’ai du mal à croire qu’une conversation puisse tout résoudre, car pour être véritablement en échange avec quelqu’un, il faut un raisonnement intellectuel cohérent, il faut pouvoir raisonner de façon constructive. Parfois notre raisonnement est bon mais n’est pas toujours en phase avec notre ressenti. Dans ces cas-là, vaut-il mieux privilégier le raisonnement au profit des sentiments ou bien l’inverse ? Je trouve que c’est difficile de trouver une convergence entre les deux.
Vous dites que ce sujet résonne particulièrement avec les codes de la société japonaise. Avez-vous remarqué des réactions différentes entre les spectateurs étrangers et les spectateurs japonais ?
Le film n’a pas encore été beaucoup vu à l’étranger donc c’est difficile de comparer, mais j’étais présent à la première projection publique ici au Festival de 3 continents et j’ai effectivement remarqué des différences. De façon générale le public japonais est très discret tandis que le public étranger va davantage s’exprimer même pendant la projection. Au Japon, on se dit qu’il vaut mieux ne pas rire au cinéma, car ça pourrait gêner les autres spectateurs. Alors on s’interdit de rire (il rit).
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 27 novembre 2023. Merci à Vanessa Fröchen et Léa Le Dimna.
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