The Trouble With Being Born était l’une des fulgurantes révélations de la dernière Berlinale 2020 où le film a été primé. Ce stupéfiant joyau réalisé par l’Autrichienne Sandra Wollner est resté inédit dans les salles française et est désormais disponible sur Mubi. Son héroïne, une jeune androïde qui vit auprès d’un homme qu’elle traite comme son père, appartient à une famille où l’on trouverait l’extraterrestre fascinant d’Under the Skin et les fantômes émouvants de Kiyoshi Kurosawa. Sandra Wollner est notre invitée.
Quel est le point de départ de The Trouble With Being Born ?
Roderick Warich, qui est mon co-auteur, a eu l’idée initiale d’un androïde qui serait le vaisseau des souhaits les plus sombres de son possesseur. En développant l’histoire, nous avons vite été intrigué.e.s par cette idée d’un anti-Pinocchio. L’histoire d’un « morceau de bois » qui ne veut pas devenir humain, mais qui désire seulement ce pour quoi on l’a programmé.
L’atmosphère visuelle joue un rôle important dans le mystère de votre film. Les sentiments de douceur, d’étrangeté et de menace ne viennent pas seulement de l’histoire, mais aussi du traitement formel. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre approche visuelle pour raconter cette histoire ?
Une des premières images que j’ai eue à l’esprit était cette petite fille androïde errant au cœur de la forêt sombre, regardant un mur d’arbres. Mais elle ne voyait pas seulement les arbres, elle voyait aussi le chaos derrière ce monde superficiel. Un chaos, un vide qui met en danger le monde structuré de ses habitants. Au moins le monde des humains. La machine elle-même ne s’en soucierait pas. Ce sentiment d’obscurité frissonnante était quelque chose que je voulais projeter sur toutes les autres images, sans avoir recours à des tours visuels tout le temps.
Mon directeur de la photographie Timm Kröger et moi-même avons une relation très étroite, et nous avons discuté de ces choses assez tôt dans la préparation. Il était clair, par exemple, que nous travaillerions avec autant de lumière naturelle que possible, en l’utilisant dans des situations où nous et la caméra aurions vraiment du mal à voir quoi que ce soit, pour ainsi dire. Nous voulions une obscurité réelle et désordonnée dans laquelle se plongerait le spectateur. Et nous voulions laisser cette obscurité grandir au fur et à mesure que l’histoire progresse.
Et puis il y a eu beaucoup de discussions théoriques et métaphysiques au fil de la préparation. J’avais déjà tourné mon dernier film The Impossible Picture avec Timm. Une des premières images que j’avais à l’esprit était une scène dans laquelle une caméra radicalement subjective (un point de vue que le film privilégie la plupart du temps) se transformait en une caméra narrative. Je ne savais pas au début où cela me mènerait, ou si cela allait en fait être le noyau du film. À la fin de ce long métrage, l’extérieur et le monde intérieur fusionnent en un mélange de mémoire, d’imagination, de fiction narrative et de ce que nous appelons la vérité objective.
Étant donné que pour moi, The Trouble With Being Born est dans la continuité de ce film, c’était notre point de départ. Mais cette fois-ci bien sûr, c’était plus complexe que la simple perspective d’un être humain. Le robot peut être à la fois sujet et objet. C’est presque comme si ces distinctions (qui sont si importantes pour l’expérience humaine) devenaient complètement dénuées de sens.
Si The Impossible Picture était la représentation d’un souvenir, Trouble est peut-être la représentation d’un logiciel, ou d’un rêve. Nous ne savons pas si les androïdes rêvent, mais j’imagine que leur réalité – façonnée par leur programmation – est difficile à discerner de leurs rêves ; une réalité où le temps et l’espace sont obsolètes puisqu’il n’y a pas de moi dont la conscience donne du sens à tout cela.
Vous n’avez pas peur d’utiliser des ellipses dans votre narration. Comment avez-vous travaillé sur l’écriture de votre film et sur l’effet que ces ellipses allaient avoir sur les spectateurs ?
J’ai envisagé la narration comme la rêverie d’un androïde, une rêverie très bizarre, racontée d’un point de vue intemporel. Située à un moment dans le temps où tout est déjà arrivé ou rien n’est encore arrivé, où tout vient de souvenirs ou bien tout est imaginé. Encore une fois, est-ce que cela fait une différence pour une créature virtuelle ?
Ces ellipses étaient déjà là lors de l’écriture, mais dans mon processus de travail, l’écriture, le tournage et le montage sont trois films complètement différents. Et j’adore ça. J’aime chacun des aspects qui les constituent, mais j’ai parfois le sentiment que la première barrière, la première traduction d’une image qu’on porte en soi et qui nous obsède, perd quelque chose quand on essaye de l’exprimer à travers des mots.
Alors bien sûr c’est le travail d’un scénariste, et vous pouvez expliquer une image aussi précisément que vous la voyez avant de la filmer. Mais il y a certains aspects qui semblent pré-conscients et que vous ne pouvez pas mettre en mots, parce que vous ne pouvez pas saisir leur essence. Et pendant tout ce processus, vous cherchez cela. Comme le vide qui se trouve sous ces images. Qu’est-ce que cela signifie, comment pouvez-vous le traduire ? Tout cela semble beaucoup plus ésotérique que je ne le suis. D’une manière pragmatique, je tiens à juste rester ouverte. Peut-être que je ne suis qu’un gamine et que je veux être surprise.
Vous avez mentionné Jonathan Glazer comme une inspiration pour votre film. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Under the Skin est sans l’ombre d’un doute une inspiration pour ce film, même si bien sûr ce film serait la grande sœur élégante de The Trouble With Being Born. Vous l’admirez, mais vous ne pouvez pas la copier. Il y a des similarités évidentes avec cette créature extraterrestre qui erre à travers le monde de tous les jours, une outsider qui contemple l’humanité. Je pense vraiment que cette œuvre de science-fiction est une grande source d’inspiration, mais aussi formellement car c’est de ce point de vue là tout à fait inédit. La mise en scène, le montage, ce fantastique courant de ténèbres et de tendresse.
J’ai souvent eu le sentiment que l’androïde de votre film était mis en scène comme un fantôme. Cela m’a rappelé l’utilisation sensible des fantômes dans les films de Kiyoshi Kurosawa. Est-ce que cet aspect fantomatique vous intéressait ?
Je pense que tous les personnages dans ce film sont des fantômes, même si j’ai mis un peu de temps à m’en rendre compte. Kubrick blaguait en disant que Shining était en quelque sorte un film optimiste car il reconnaissait le fait qu’il y avait finalement une vie après la mort. Dans notre cas, c’est probablement un peu moins optimiste car les fantômes que l’on voit ne sont vivants que parce qu’ils font partie du rêve d’une machine. Je ne sais pas si vous pouvez trouver du réconfort dans ce genre de vie après la mort. Mais j’ai senti que ces attachements fantomatiques avaient des aspects doux-amers et étranges en même temps.
Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?
Je ne dirais pas que j’ai un favori, j’aime vraiment des films, des genres et même des médias très variés. Je peux être inspirée par les films de Jonas Mekas ou Lucrecia Martel ou des frères Safdie comme par une vidéo Youtube d’ASMR où une personne serait doucement en train de brosser les cheveux de quelqu’un d’autre. Mais c’est sûr que David Lynch a eu une grande influence sur moi, dès le début. Je veux dire, quand j’ai regardé Lost Highway à l’époque pour la première fois, les images se sont insinuées dans mon esprit et des jours plus tard, elles continuaient à me revenir. Comme des images qui réapparaissent après un rêve très intense, mais que vous ne pouvez pas saisir. La dernière fois que j’ai vécu quelque chose comme ça, c’était lors d’une pièce de théâtre de douze heures de Vegard Vinge et Ida Müller. C’était un vrai voyage et cela a duré toute la nuit. Après avoir dormi un peu, toute cette expérience est devenue une partie de moi-même, comme un rêve.
Quel est le dernier film récent que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de découvrir quelque chose de neuf ?
Tout récemment quand j’ai vu certaines scènes du film de Sebastian Lang intitulé Poulou (La mère du monstre pour son titre français, ndlr). Avec pratiquement aucun budget, il a tourné ce film merveilleux sur l’enfance de Sartre. C’est le monde onirique et surréel du petit Poulou, tourné entièrement avec un système de caméra thermique. J’ai hâte de le voir sur un grand écran, l’année prochaine j’espère.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 17 août 2020. Un grand merci à Lixi Frank. Crédit portrait
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