Après son réjouissant Ours d’or pour Bad Luck Banging or Loony Porn, le Roumain Radu Jude a fait son retour avec un film tout aussi décalé : le court métrage The Potemkinists. C’est une comédie sur l’Histoire et sur l’art, sur le cinéma et Eisenstein, dans laquelle une discussion d’esthètes prend une tournure inattendue. Gorgé de couleurs chatoyantes, ce film étonnant dévoilé l’an passé à Cannes dans le cadre de la Quinzaine est désormais visible sur Mubi. Nous avons rencontré son brillant auteur.
Quel a été le point de départ de The Potemkinists ?
Eh bien j’ai lu beaucoup de livres écrits par Eisenstein ces dernières années. Je pense qu’il était un grand penseur, pas seulement un immense cinéaste. Ses théories sont toujours intéressantes, il y a beaucoup à apprendre d’elles, même s’il se trompe dans de nombreux détails factuels. Son esprit est fantastique. Mais pour ce court métrage, je voulais juste offrir une sorte de note de bas de page au Cuirassé Potemkine, car la Roumanie aurait pu être dans le film si Eisenstein avait fait la fin de son chef-d’œuvre selon ce qui s’est passé dans la vie réelle : le cuirassé s’est réfugié dans le port de Constanța et de nombreux marins sont restés en Roumanie.
Ils ont été appelés « les potemkinistes » par la presse et ont ensuite été utilisés par la propagande communiste, après 1947. C’était donc l’idée : contourner cette fin de propagande du film d’Eisenstein, mais de manière ludique. Le film a été tourné à l’été 2021, et en creux il y a quelques références au régime totalitaire de Poutine. Si j’avais tourné le film aujourd’hui, j’aurais dit très clairement : « Allez vous faire foutre, Poutine et tous ceux qui soutiennent votre invasion criminelle de l’Ukraine ! »
Pouvez-vous nous en dire davantage à propos de votre travail sur les couleurs, qui sont fortes et chatoyantes dans votre film ?
Nous voulions avoir un contraste fort avec les images en noir et blanc du film d’Eisenstein. Et un autre rythme. C’est pourquoi nous avons des prises de vue statiques de caméra numérique et des images saturées.
Comment en êtes-vous venu à mêler cette réflexion sur l’héritage historique et artistique à une forme de comédie ?
Tout d’abord, ce que je voulais réaliser, c’est une sorte de mélange d’époques : l’histoire se déroule en 2021 mais elle parle d’un événement de 1905, il y a aussi des mentions sur la dictature communiste roumaine et le film d’Eisenstein date de 1925. Je suppose qu’une partie de l’humour vient de ce mélange de temps et de la confusion que les utilisations et les abus de l’Histoire peuvent créer. De plus, l’Histoire n’est pas toujours une source de tragédie, mais parfois aussi d’humour.
Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
Difficile de répondre. Je suppose que tout, d’une manière ou d’une autre, offre une inspiration. Picasso a dit qu’un peintre devrait savoir ce qu’il ne veut pas peindre, pas nécessairement ce qu’il veut peindre. Donc, de la même manière, je pourrais dire que je n’aime pas les cinéastes qui ne prennent pas de risques, qui n’expérimentent pas, qui ne veulent pas tester le cinéma et ses possibilités. De ce point de vue, Eisenstein est un modèle possible. Je n’aime pas forcément les bons films, les films bien faits, parfois je préfère voir un mauvais film, un film raté, si celui-ci constitue un défi. Je m’intéresse aux idées cinématographiques et parfois une caméra de surveillance offre plus de matière à réflexion qu’un cinéaste brillant.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
C’est très simple : je suis émerveillé par les films d’enquête de Forensic Architecture. Ils utilisent le cinéma (compris de manière large) pour résoudre des cas de violence d’État ou d’entreprise contre des citoyens. C’est quelque chose de vraiment nouveau. Sinon, les plateformes Internet offrent quelque chose qu’un auteur seul ne peut pas offrir : un surf sur TikTok est plus époustouflant que la plupart des films d’aujourd’hui. Oui, nous devons être meilleurs que les plateformes et cela devient impossible. Oh, autre chose : Tristan Tzara avait l’habitude de dire qu’il aime les vieilles œuvres pour leur nouveauté. Il a raison, j’ai vu certains films de D.W. Griffith : ils sont incroyables et très modernes.
>>> The Potemkinists est à découvrir sur Mubi.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 17 mai 2022.
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