Grand Prix au dernier Festival de Cannes, All We Imagine as Light de l’Indienne Payal Kapadia sort ce mercredi 2 octobre en salles. Révélée à la Quinzaine avec son superbe documentaire Toute une nuit sans savoir, Kapadia signe cette fois une fiction. Le film raconte le quotidien de deux femmes de Mumbai, leurs amours et leurs désirs. La cinéaste dépeint avec un regard d’une riche humanité ce qui lie ses héroïnes, et ce qui nous lie tout court. Cette merveille chaleureuse s’inscrit dans un certain réalisme, mais la poésie du point de vue de Kapadia offre au film une vibration sensible et singulière. Après notre premier entretien réalisé à l’occasion de Toute une nuit sans savoir, nous l’avons à nouveau rencontrée.
All We Imagine as Light déjoue les attentes en étant très différent de votre film précédent, Toute une nuit sans savoir, qui était déjà un film qui n’allait pas là où le pensait.
Je dois dire que je ne trouve pas les deux films si différents. Je n’ai pas entamé ce projet avec l’idée de me démarquer et je trouve les deux films plutôt cohérents. A vrai dire, la principale différence à mes yeux ne se trouve pas dans le film mais dans leur exploitation : Toute une nuit sans savoir n’était pas vraiment sorti en Inde, il a surtout été diffusé ponctuellement dans des universités proposant des débats. All We Imagine as Light va bel et bien sortir en revanche, ce qui veut dire que pour la première fois, des gens vont acheter un ticket pour voir un de mes films (rires). Je n’aurais sans doute jamais eu une telle opportunité sans le prix à Cannes.
Toute une nuit sans savoir avait obtenu L’Œil d’or (le prix du meilleur documentaire) à Cannes, est-ce qu’à vos yeux All We Imagine as Light possède aussi un aspect documentaire ?
Je pense que la fiction et le documentaire peuvent cohabiter, dialoguer et s’enrichir mutuellement. Toute une nuit sans savoir proposait un trajet allant du documentaire vers la fiction, tandis que All We Imagine as Light est une fiction encadrée par une introduction et une conclusion plus proches du documentaire. Je voulais débuter le film par une immersion quasi-documentaire dans Mumbai. On y croise beaucoup de personnages, sans qu’on sache tout de suite sur lequel on va définitivement s’attarder. Mon but était qu’on ne sache pas exactement quand et où allait réellement débuter la fiction, ou du moins l’intrigue. Je voulais sous-entendre que des histoires telles que celles que vont vivre mes protagonistes, la ville de Mumbai en possède énormément.
All We Imagine as Light débute par des scènes se déroulant intégralement de nuit, ce qui peut donner une sensation de clandestinité, et pourtant vous filmez une vie nocturne très agitée. Qu’avez-vous souhaité évoquer en débutant le film ainsi ?
J’ai toujours associé la nuit au temps libre mais je ne suis sûrement pas la seule. L’Inde est un pays proche de l’équateur. Cela signifie qu’il n’y a pas vraiment de variation sur l’heure à laquelle le soleil se couche. Toute l’année il fait nuit à la même heure : tôt, dès la fin de la journée de travail. Donc, si vous voulez filmer des personnages qui vivent leur vie en dehors de leur job, vous les filmez forcément de nuit. Le marché que l’on voit au début du film a lieu tous les matins à quatre heures, et il est plutôt orienté vers les gens de tous les jours. Plus tard dans la matinée il est remplacé par un autre marché dédié aux personnes plus riches.
Vous abordez là la question de la gentrification, qui est effectivement évoquée dans le scénario. Cela vous parait-il juste de dire qu’All We Imagine as Light est également un film politique ?
L’enjeu consistant à trouver un territoire à soi traverse tout le film. Les amoureux cherchent un endroit discret pour pouvoir s’embraser, les personnes qui n’ont pas d’acte de propriété sont chassées de leur logement, la gentrification change la population d’un quartier. C’est aussi ce que je voulais dire quand, au tout début du film, un personnage confie « Je vis ici depuis toujours et pourtant ce n’est pas chez moi ». Le film est politique parce qu’il aborde la question de la gentrification, bien sûr, mais il l’est aussi tout simplement parce qu’il parle d’amour. En Inde, parler d’amour entre deux religions c’est forcément politique.
Vous documentez la réalité de la vie à Mumbai, mais vous utilisez aussi la gentrification comme métaphore de quelque chose de plus vaste.
C’est vrai que mes films parlent de la manière dont on se connecte ou non au territoire qui nous entoure et plus précisément à l’histoire de ce territoire. C’est une question qui traverse mon cinéma et qui était sans doute déjà présente dans mon premier film. Mumbai est une ville qui change tout le temps. Vous savez, une nouvelle autoroute vient d’être construite juste au-dessus d’un quartier peuplé de travailleurs musulmans. C’était un quartier que certains voulaient éviter de traverser mais cette situation me parait triste et absurde. Il existe actuellement un grand projet consistant à réclamer un immense territoire sur l’océan pour en faire une terre à construire. Ca veut dire que la forme même de la ville ne sera plus jamais la même et que les cartes ne seront plus jamais bonnes, c’est incroyable.
Ceci dit, je ne souhaite pas du tout glorifier le passé à tout prix, mais peut-être qu’en Inde on a un rapport particulier à notre passé. Vous savez, les noms de plusieurs endroits sont par exemple en train d’être « dés-anglifiés », c’est à dire que les appellations anglaises historiques sont progressivement remplacées. La station de Church Street où j’ai tourné des scènes du film ne s’appelle plus comme ça depuis quelques mois. Mon film est peut-être le tout dernier à inclure son nom anglais. Tout cela me rend un peu nostalgique mais ce n’est pas grave. J’aime la nostalgie. C’est même la raison numéro un pour laquelle je fais du cinéma (rires).
Votre récit s’articule autour d’une dualité entre ville et campagne mais la manière dont vous filmez une vie citadine chaleureuse et une vie rurale ardue va à l’encontre des clichés romanesques.
Merci d’avoir remarqué que j’allais contre les clichés ! Je viens de Mumbai et même si j’en suis partie, j’y suis toujours revenue. Je viens de la ville, c’est là où j’ai grandi et où je vis. J’aime aller à la campagne pour décompresser mais j’ai bien conscience que vivre à la campagne est très différent de simplement en profiter quelques jours. Je tenais absolument à éviter les clichés dans la deuxième partie du film. Dans la région où nous avons filmé, la vie n’a rien de simple. En Inde, personne n’a droit à la retraite et il faut souvent continuer à travailler toute sa vie et je vous le demande : qui a envie d’aller finir ses jours en bossant seul dans un coin perdu ? J’ai sciemment laissé la porte ouverte en sous-entendant que la protagoniste pourrait tout à faire finir par revenir en ville. D’ailleurs, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais dans la première scène qui se déroule en ville : elle rentre chez elle et il n’y a pas d’électricité, et la partie à la campagne débute avec exactement la même scène : elle rentre dans la maison et découvre qu’il n’y a pas d’électricité.
La scène de la grotte est un moment de bascule onirique remarquable. Qu’avez vous souhaité évoquer avec ce moment ?
A travers cette scène, je souhaitais premièrement rendre hommage à l’histoire de la région où nous tournions. C’est en effet un coin particulier du pays où la tradition bouddhiste est encore très visible, très présente dans le territoire. Je n’ai pas inventé cette grotte, il en existe beaucoup dans cette région-là et ce sont des lieux intimement liés au bouddhisme. Quant à l’idée d’y faire faire un graffiti par les personnages…. eh bien peut-être suis-je un peu naïve mais je trouve qu’il y a quelque chose de tragiquement sentimental d’apposer à des vestiges de plusieurs milliers d’années la trace d’une histoire d’amour naissante, même s’il y a le risque que celle-ci ne dure même pas. Je précise tout de même que j’ai bien conscience que c’est archéologiquement irresponsable (rires).
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 12 septembre 2024. Un grand merci à Karine Durance.
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