C’était l’électrochoc de la dernière compétition de la Berlinale, dont il a remporté l’Ours d’or. Synonymes de Nadav Lapid raconte l’histoire d’un jeune homme qui a fui Israël pour refaire sa vie à Paris. C’est un film virtuose, politique et poétique, qui confirme l’audace et la personnalité à part de son auteur. Nous l’avons rencontré.
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Alors même qu’il est basé sur votre propre expérience personnelle, Synonymes est un film aussi imprévisible que vos précédents, avec de nombreuses nuances et variations de registres. En tant que réalisateur, quelle importance revêt pour vous cette notion d’imprévisibilité ?
Un de mes buts primordiaux est de trouver la vérité du moment, la vérité de l’existence. Et la vérité c’est aussi le chaos, son coté bordélique, et donc l’imprévu. Synonymes n’est certes pas imprévu dans le sens où la narration reste simple, il n’y a pas de coups de théâtre chez les personnages, ce n’est pas ce genre de surprises que j’avais en tête. La surprise c’est que le film essaie de suivre le désordre narratif qui est l’ordre de la vie, il suit une ligne expressive et sensuelle, pas une ligne narrative. Il suit les vibrations du protagoniste, ses sensations, ses émotions et ses idées à la fois. Parce que chez moi les émotions sont des idées et vice versa. 99% des films sont beaucoup moins chaotiques que la vie parce qu’ils racontent un récit clair et efficace. Pour que les films soient aussi terribles que nos vies, il faut balayer tout ce qui a trait au récit.
On est tous très familiarisé, presque trop, avec des formules narratives. Même si on voit très peu de films, on se retrouve avec en tête des formules basiques à travers lesquelles on peut visionner tous les films, et l’univers dans son ensemble. Tout le monde sait que si un homme et une femme qui ne se connaissent pas ont un accident ensemble dans la première minute d’un film, ils vont vivre une histoire d’amour plus tard. On classifie ainsi ce qu’on voit, notamment en fonction du genre du film : comédie, film d’auteur existentiel, etc. On fait des liens avec ce qu’on connait déjà. Même chez les grands cinéastes : Haneke, Godard… Quand je vois un film, je fais pareil. Mais une fois que tu es classifié, tu es mort. Une fois que tu es dans un tiroir, on regarde le tiroir et pas le film. Moi j’ai toujours cette soif, ce désir que les gens regardent l’écran et le ressentent. Qu’ils aiment ou détestent c’est leur choix, mais qu’ils se fient à ce qui est à l’écran, et pas ce qu’ils projettent dessus, et pour ça ils faut les maintenir égarés. Le meilleur spectateur est égaré.
En tant que spectateur, c’est quelque chose que vous appréciez aussi dans les films que vous admirez ?
Oui, je suis très reconnaissant quand je vois quelque chose qui va à l’encontre de mes attentes. J’aime même être en combat avec un film.
Le spectateur est ici maintenu dans un drôle d’état, entre intranquillité et fascination. Le ressenti du spectateur, c’est quelque chose que vous avez en tête quand vous travaillez ou pas du tout ?
Non et heureusement pour moi. Ce sont des choses qui sont instinctives et que je réalise plus tard. Je fais mes films de manière très simple, je me dis toujours que c’est la seule manière de faire telle ou telle scène. Je n’aime pas qu’on me dise que le film est courageux. Un film courageux c’est un film qui a le choix, le choix d’éventuellement être commercial ou pas. Moi je n’ai pas ce choix, je fais des films de la seule manière que je puisse faire. Encore aujourd’hui je ne sais pas si Synonymes est un film singulier, je ne le vois pas encore comme ça. Pour moi c’est encore un film très simple, parce qu’il est ancré à l’intérieur de mon système de réflexion.
Je crée des contrastes entre le contenu de la scène et la forme cinématographique. J’aime beaucoup cette idée, même si ça dévie encore de la vérité de la chose. Par exemple, certaines scènes peuvent paraître surréalistes mais elles sont filmées de façon très nette, simple, nonchalante, comme si la caméra n’était pas consciente de la bizarrerie de l’évènement. Par exemple quand les deux mecs se battent sur le bureau, on aurait pu mettre un gros plan qui aurait accentué la bizarrerie, mais ça réduit la scène à une blague. C’est comme si la caméra était là et c’est tout. C’est drôle, fou ou inquiétant, car dans la vie cela est souvent mélangé. Dans la vie, les choses n’arrivent pas avec une étiquette.
Le rapport de Yoav à la France est à la fois passionné et ambivalent, et cela se retrouve dans la manière dont vous le mettez en scène en train de marcher dans les rues de Paris. Quelles décisions esthétiques avez vous prises pour ces scènes-là, qui tranchent avec le reste du film?
C’est très vrai. Ces scènes montrent ce mélange de désir et de rejet, de fascination et de méfiance. D’abord Yoav refuse de regarder Paris, parce que c’est le meilleur moyen de ne pas le voir. Regarder Paris c’est devenir aveugle, comme le personnage de la femme de Job qui n’a pas le droit de se retourner sous peine d’être changée en statue de sel. Il est de temps en temps pris par le désir, attaqué par un désir inévitable. Il y a ces mouvements très brusques, cette façon de baisser la tête. Comme le vrai idéologue qu’il est, il s’en tient à sa décision de baisser les yeux et la caméra nous offre un peu ce qu’il rate. On se demande si c’est le regard de Yoav ou le regard de la caméra. C’est le jeu du film, on regarde le film a travers les yeux de Yoann, et en même temps le film regarde Yoann qui ne regarde pas.
On a tourné ces scènes avec une caméra différente, de façon plus artificielle mais avec plus de vivacité, notamment au niveau des couleurs. Une manière d’être beaucoup plus proche de la vie. Dans la plupart de ces séquences, c’est moi qui tenais la caméra. On les a tournées à deux ou trois, avec l’acteur et parfois le chef opérateur. Ce sentiment qui doit exister chez l’acteur, il doit exister aussi chez la caméra, elle doit sentir cette lutte intérieure, cette soif et cette haine pour la beauté, donc il fallait que celui qui tient la caméra ressente ça aussi. A l’étalonnage, on n’a pas du tout essayé d’équilibrer la texture de ces moments avec le reste du film, ce qui aurait été possible. Il fallait conserver cette différence.
Il se dégage de la présence de Yoav quelque chose de sexuel et brutal à la fois. Cette dimension était-elle déjà présente au scénario ? Dans quelle mesure cela vient-il de l’acteur ? C’est quelque chose que vous avez travaillé avec lui ?
Oui c’était écrit. Après, il y a des chose qu’on ne pouvait prévoir. Je ne pouvais pas prévoir l’existence de Tom Mercier, cette surprise sublime, le fait que j’ai rencontré quelqu’un qui a chez lui ces extrémités entre le vulnérable et le violent. Il peut prendre mes mots et les pousser le plus loin possible. Ce qui est magnifique dans son travail c’est qu’il est 100% fidèle au scénario, en creusant à l’intérieur du scénario, en lisant les mots 100 fois par jours, et avec sa pensée originale. Je pouvais voir grâce à lui la vraie signification de ce que j’avais écrit, si on prend les mots et qu’on les joue vraiment.
Lors de la conférence de presse à la Berlinale, Louise Chevillotte a eu cette phrase intéressante : « Quand le film parle d’Israël, on dirait qu’il parle de la France, et vice versa ». Que vous inspire cette formule ?
Louise est très intelligente, je n’aurais pas pu formuler ça de manière aussi belle. Le film dessine une sorte d’axe entre Israël et la France. Au début on a l’impression que c’est en noir et blanc, que c’est l’axe entre l’enfer et le paradis. Yoav quitte le pire monde possible pour arriver au meilleur, comme Candide. Or les deux pays sont un peu des synonymes, pour reprendre le vocabulaire du film. Chaque commentaire sur l’un des deux vient nourrir la perception de l’autre. Dans un dictionnaire des synonymes, le premier synonyme est très proche du mot d’origine, puis plus on descend dans la liste, plus il y a des nuances. Finalement, Yoav réalise que tous les hymnes nationaux sont aussi moches les uns que les autres.
A propos d’hymne, pourquoi avoir choisi la chanson Hallelujah du groupe Milk and Honey, qu’on connait surtout chez nous pour avoir remporté l’Eurovision en 1979 ?
Le choix de cette chanson fait un vrai scandale depuis que le film est sorti en Israël. C’est une chanson qui a un statut culte là-bas. Il faut dire que chaque victoire, y compris mon Ours d’or, est perçue chez nous et interprétée comme une preuve de mérite du sionisme. Gagner l’Eurovision à l’époque c’était ça, et la chanson est devenue immédiatement culte en Israël. A une certaine époque, à chaque fois qu’un avion de la compagnie nationale atterrissait, on jouait cette chanson. On a fêté il y a peu les 70 ans du pays et c’était une grande fête nationaliste insupportable, même pour moi qui ne suis pas un gauchiste sec qui tord la bouche devant chaque tradition. Des fois je vois la beauté, mais c’était une orgie nationaliste. A cette occasion, ils ont tourné une nouvelle version officielle du clip, où les chanteurs dansent avec les ministres, et ça a coûté le budget de 3 films hollywoodiens.
Cette chanson n’est pas seulement populaire : elle décrit la manière dont le Israéliens voient leur propre pays et s’y sentent chez eux. Or pour moi c’est complètement schizophrène, parce qu’avec tous nos conflits, Israël ne ressemble pas du tout à ce qui est décrit dans cette jolie chanson. Parce qu’elle est jolie, elle a un coté cabaret très sympa en même temps. Quel mélange ! Cette chanson est quelque part entre un décret national très formel et une joie extatique, et c’est très israélien.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 13 mars 2019. Un grand merci à Chloé Lorenzi.
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