Festival des 3 Continents | Entretien avec Maxime Jean-Baptiste

Primé à Locarno et présenté cette semaine au Festival des 3 continents, Kouté vwa raconte l’histoire de Melrick, 13 ans, qui passe l’été à Cayenne chez sa grand-mère Nicole. Sa présence fait resurgir le spectre de Lucas, le fils de Nicole, mort tragiquement 11 ans plus tôt. Ce récit d’apprentissage hybride entre fiction et documentaire donne à voir l’un de territoires français les moins représentés au cinéma : la Guyane. Le cinéaste Maxime Jean-Baptiste est notre invité.


Quel a été le point de départ de Kouté vwa, qu’est-ce qui t’a donné envie de raconter cette histoire en particulier ?

Je dirais qu’il y a plusieurs points de départ, mais l’un d’entre eux était la nécessité de raconter la mort de Lucas, ce fait divers que l’on voit au début du film et qui a beaucoup touché la Guyane en 2012. Suite à son décès, il y a eu des marches blanches, beaucoup de réflexions, de moments de discussion autour de la violence en Guyane. On s’est demandé pourquoi cela arrivait à des jeunes hommes de cet âge-là, à des moments précis de leur vie où ils sortent du lycée et vont peut-être partir vers une vie professionnelle ou des études et peut-être aussi partir en France. En effet, c’est ça aussi en Guyane : la jeunesse elle est très attirée par la France puisqu’il y a plein d’opportunités, cela veut dire que les cerveaux partent du territoire. Aimé Césaire parle d’ailleurs de « génocide par substitution » en désignant ce phénomène consistant à vider les colonies pour les remplacer par des métropolitains. A mes yeux, tout cela se jouait entre les lignes dans la mort de Lucas et je me suis dit qu’il fallait que je fasse un film dessus. Par ailleurs, il y a un aspect que je ne mets pas toujours en avant mais c’est quand même important de le dire : il s’agit de la famille, c’est donc un sujet qui m’est très proche. Il m’a donc fallu du temps pour trouver comment traiter le sujet, je craignais d’en être trop proche pour poser le bon regard dessus.



Qu’est-ce qui a présidé au choix de cette forme originale à cheval entre fiction et documentaire ?

C’est vrai qu’au début, le film devait être un documentaire très classique. J’avais fait toute une série d’interviews avec Nicole, je lui demandais comment elle avait vécu ce moment, comment elle a continué à vivre, comment son rapport à la Guyane avait changé. J’en étais là lorsque Nicole a organisé un hommage pour Lucas. Avec ma petite équipe, j’ai décidé d’enregistrer cet hommage. J’ai fait venir Yannick et Melrick, qui ne connaissaient que certains détails de l’histoire et souhaitaient en savoir plus. J’ai trouvé qu’il se passait quelque chose de fort dans la rencontre de ces trois personnages, et cela a permis d’aller plus loin avec eux que via de simples entretiens. Avec ma sœur Audrey, qui a coécrit le film, nous avons décidé d’essayer de partir vers une forme plus fonctionnalisée.



Cela a dû grandement changer ton travail avec les comédiens ?

 Bien sûr. Au début, il ne s’agissait d’ailleurs  pas vraiment de comédiens en tant que tels, ils n’avaient pas de formation mais ils avaient un rapport assez fort à la caméra. De plus, Nicole est un peu un personnage public, on la voit souvent dans les interviews à la télé, donc elle est habituée à la caméra mais une caméra reportage, moi je lui demandais quelque chose qui n’était pas facile. Certains acteurs professionnels sont entraînés pour avoir l’air naturel même après la quinzième prise mais c’est quelque chose d’impossible avec des amateurs. Notre nombre de prises était forcément limité, et on faisait des prises très longues pour qu’ils aient le temps de se mettre dans le jeu. Puisqu’ils jouaient ici leur propre vie, c’était à moi de m’adapter, de me mettre à leur niveau. Ainsi, je ne leur ai pas imposé des dialogues, je voulais qu’ils utilisent leur vrai parler, je voulais laisser de la place à l’improvisation.



Est-ce qu’être à la fois dans le réel et la fiction t’a amené à t’interroger sur la manière la plus juste de restituer à l’image la violence de ce fait divers ?

C’est un événement violent qui questionne sur la violence. Il y a beaucoup de discours qui se font en Guyane à travers les médias et qui essaient de traiter de la violence, mais c’est difficile puisqu’on est toujours face à des stéréotypes. Le quartier où on a tourné est un quartier un peu sensible, donc les médias en parlent souvent comme d’un quartier où il n’y a plus de jeunesse. Effectivement il y a du trafic de drogue là-bas, mais cette violence augmente lorsqu’on arrive en tant qu’étranger avec la perspective de guérir cette violence, parce que les jeunes sont vraiment en défense par rapport à ça. Il y a des personnes incroyables dans ce quartier,  il y a plein de cinéastes que je connais qui essayent d’y faire des ateliers, il y a des jeunes qui ont des choses à dire sur la Guyane. Je voulais traiter de la violence évidemment puisque l’événement l’est, mais traiter aussi de la vie. Le quotidien n’est pas fait que de violence c’est aussi des moments de vie où on ne fait rien. Certains films d’auteurs mainstream montrent des images très fausses de certains quartiers et ça me pose beaucoup de problèmes. Parfois les acteurs avaient envie de jouer des affrontements armés pour s’amuser parce que c’est le genre de films qu’ils voient que Netflix, moi je voulais plutôt déjouer ces codes-là.



Le film s’ouvre sur une scène clairement documentaire, celle de la marche commémorative dont tu parlais. Qu’est-ce qui t’a donné envie de placer cette scène précisément en ouverture ?

Pendant très longtemps cette image du discours prononcé par la sœur de Lucas m’a marqué, elle était très forte. C’était quelques jours seulement après sa mort, elle était  en sanglots et en même temps elle tenait cette force pour parler à la Guyane. Or, je savais pas encore comment l’utiliser. Avec Liyo Gong, la monteuse du film, on s’est beaucoup questionné sur place à lui donner. Longtemps la scène a figuré en clôture du film puis on a réalisé que la placer en ouverture nous permettait de donner le ton sans apporter trop d’explications. Dans certaines versions du montage, on avait par exemple des cartons explicatifs ou même une journaliste qui expliquait les faits en question.  On a préféré commencer par l’émotion plutôt que par l’explication.



Lors de la première du film au Festival de Locarno, tu as dit qu’il était important de « ne pas laisser uniquement les colons s’emparer de nos récits ». Pourrais-tu nous en dire davantage sur cette formule ?

J’avais fait un précédent film avec Audrey, qui s’appelle Écoutez le battement de nos images, et qui traitait des personnes qui se sont fait exproprier lors de la construction de la base spatiale à Kourou en Guyane. Notre but était déjà de dire « écoutez ces voix que l’on n’entend pas ailleurs ». Quand j’ai prononcé cette phrase à Locarno, je voulais dire qu’on a besoin aussi de ce type de récit-là : réalistes, complexes et nuancés. C’est vrai que beaucoup de tournages de films débarquent sur nos territoires et donnent lieu à des films qui sont parfois très stéréotypés vis-à-vis de la vie de la Guyane et des Guyanais. Je tiens néanmoins à apporter une nuance, car cela donne beaucoup de travail pour les gens sur place. J’ai plein d’amis réalisateurs, régisseurs, ingénieurs de son, qui ont du travail grâce à ces tournages. D’un côté c’est bien d’avoir des grands tournages, mais de l’autre on aimerait qu’il y ait d’autres types d’images qui naissent de ces territoires. Je pense qu’il y a une nouvelle génération dont je fais partie aux côtés d’Olivier Sagne par exemple, qui a réalisé Lovena, ou Chloé Bebronne qui a participé à mon tournage. Il y a plein de personnes comme ça qui ont un peu le même âge, qui ont envie d’un cinéma guyanais différent, et de parler vraiment de la vie des gens sur place.



L’une des membres du jury ayant primé ton film à Locarno a d’ailleurs décrit la Guyane comme une terra incognita du cinéma français. C’est une formule qui te parle ?

Oui absolument. Cette personne était Lina Soualem qui a réalisé le très beau Bye Bye Tiberiade. Comme elle est aussi issue d’une double culture et qu’elle a aussi grandi en France, je pense qu’elle a été sensible à ma manière de traiter la question du pays d’origine. On pourrait dire qu’on est étrangers de ces terres-là, mais en même temps on a un rapport très sensoriel, très émotionnel. Et du coup on peut être très sensible quand on voit des images qui ne résonnent pas forcément avec notre ressenti. Effectivement quand elle a parlé de terra incognita, ça me parlait. Je crois qu’on pourrait même dire ça d’une bonne partie de l’Amérique du Sud. Chez beaucoup de personnes existe encore un rapport inconscient au « nouveau monde ». Il y a chez eux cette idée que c’est une terre vierge avec des sauvages, un peuple premier qui est bloqué dans sa culture.  J’en discute souvent avec mon ami Pierre Yanuwana, cinéaste issu des Premières Nations. Il intervient régulièrement dans des festivals pour rappeler l’évidence, à savoir qu’on est ouvert au monde et sa modernité. Je pense qu’il faut écouter aussi ces voix-là aussi qui désessentialisent nos communautés.



Est-ce que le film a été vu en Guyane ou pas encore ?

Oui, on l’a montré dans deux festivals pour l’instant : au festival de documentaires FIFAC et au festival La Toile des Palmistes. Cette dernière projection fut très particulière car elle avait lieu quasiment à l’endroit où il y a eu la marche blanche qui ouvre le film. Tous les gens qui sont venus à la salle du cinéma connaissaient cette histoire, c’était une projection très chargée. Nicole était là, la famille de Yannick aussi, et à la fin ils ne pouvaient plus parler. C’était très difficile mais je pense que c’est nécessaire. C’est un film qui parle vraiment aussi d’un deuil. Douze ans, ça peut paraître loin mais en fin de compte les gens sont encore sidérés par ce qui s’est passé. Mais je tenais aussi à ce que le film laisse beaucoup de place à un espoir, à une joie.

Cette joie passe souvent  par la musique. Quel rôle narratif as-tu voulu donner à la musique ?

Lucas jouait du tambour dans un groupe très actif pendant les carnavals, et Melrick a le
désir de suivre cet exemple. Avec Audrey, on s’est dit que le tambour pouvait devenir un fil rouge : les prestations, les répétitions jusqu’à la fin, la prestation finale. Cela permettait d’apporter beaucoup de sensations, donc d’émotions, à cette histoire de deuil. Dans la prestation collective finale il y a quelque chose de l’ordre de la trance où chacun s’abandonne totalement. La pratique de la musique est un endroit qui peut permettre de transformer la violence : c’est un moment où tous ces jeunes venant de ces quartiers peuvent se défouler dans un cadre qui exige de la discipline. Indirectement, la pratique de cette musique les aide à vivre.



Entretien réalisé le 16 novembre 2024 par Gregory Coutaut. Un grand merci à Florence Alexandre.

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