Pour leur seconde collaboration, les Brésiliens Marco Dutra et Juliana Rojas confirment avec panache. Primé à Locarno et Gérardmer, Les Bonnes manières raconte l’histoire de Clara, une jeune infirmière, qui est engagée par Ana, jolie femme enceinte de la classe supérieure de São Paulo, pour l’assister en attendant la naissance de son enfant. C’est un conte de fées, un film de loup-garou, une parabole politique et un film chanté – le résultat est beau, surprenant et émouvant. Les Bonnes manières sort le 21 mars en France. Nous avons rencontré les cinéastes…
ATTENTION : cet entretien sans spoilers peut néanmoins révéler quelques éléments de l’intrigue.
Comment est né Les Bonnes manières ? Comment vous est venue une idée aussi folle ?
Marco Dutra: Il y avait à la base l’envie de faire un film de loup-garou. Au Brésil, la figure du loup-garou est très populaire, plus que celles d’autres monstres classiques. Et puis il y a aussi ce rêve que j’ai fait : je ne m’en souviens plus exactement mais Juliana l’a retenu pour moi. Il était question de deux femmes élevant ensemble un enfant étrange. Le titre est venu tout de suite et n’a jamais changé. Il y avait dès le départ cette idée de deux moments clefs de la maternité, le fait d’être enceinte puis d’élever un enfant, de lui apprendre « les bonnes manières ». Le développement du script a ensuite pris du temps mais voilà le point de départ.
La première chose qui m’a frappé dans Les Bonnes manières est l’utilisation de la couleur. Le film est très coloré, même pour parler de sujet sombres. Comment avez-vous abordé l’esthétique du long métrage avec votre directeur de la photographie?
Juliana Rojas: On a travaillé étroitement avec notre directeur de la photographique, Rui Pocas, mais aussi avec notre décorateur Fernando Zuccolotto et ce dès la préproduction du film. Nous avons parlé des couleurs effectivement, de différentes références, et en la matière notre influence principale a été Disney. En particulier La Belle au bois dormant et tout le travail sur le design effectué par Mary Blair. On adore l’utilisation des couleurs sur ce film. Par ailleurs, comme il y a deux parties distinctes dans notre film, il était important de les différencier visuellement. Que chacune ait son univers, son identité.
On a beaucoup parlé également de l’utilisation de matte painting pour mettre en valeur l’aspect fantastique. On voulait cette atmosphère surréelle et en même temps il fallait pouvoir retrouver Sao Paulo. Un Sao Paulo un peu fantasmé, dans lequel on utilise le matte painting à l’ancienne à la façon d’un Mary Poppins. Notre directeur de la photographie a dû être très attentif à la lumière, c’était un travail très complexe et méticuleux. Car quand on crée un univers fantastique, on doit suivre ses règles. C’était un travail intense, mais aussi un grand plaisir.
MD: Rui a collaboré avec Miguel Gomes et Joao Pedro Rodrigues avec qui il s’est livré à diverses expérimentations. Il a beaucoup apporté au film et c’était un plaisir pour nous qui avions adoré Mourir comme un homme et son utilisation particulière des couleurs qui donnait au film une atmosphère surréelle.
A propos de matte painting, il y a au début du film ce plan superbe dans lequel Clara entre dans l’appartement et découvre par la baie vitrée une vue impressionnante de la ville. Celle-ci semble venir du futur, légèrement surréelle, et cela installe immédiatement une hésitation intéressante.
JR : Oui c’était une scène très importante pour installer l’univers du film. C’est la première fois qu’on voit vraiment l’extérieur. On devait avoir le sentiment que Clara entrait dans un château – mais ce plan devait aussi donner une idée de la ville. On savait que ce plan devait être large pour avoir cet angle sur la ville. Celle-ci fait partie de l’histoire, on voit le pont qu’elle emprunte pour rentrer chez elle. Ces éléments (comme le pont) existent bel et bien mais ils ont été retravaillés pour rehausser un sentiment de fantastique. C’était une façon de réinventer les codes de la ville comme si celle-ci appartenait effectivement à une autre dimension.
MD : Et puis il y a une lutte des classes au Brésil comme à Sao Paulo. Dans le film, il y a ce plan où un train traverse une rivière, qui a été réalisé à partir d’effets spéciaux et de matte painting. Mais ce sont des éléments caractéristiques de la ville – ces buildings façon Dubai qui fleurissent alors que de l’autre côté on trouve ces favelas. Il fallait rendre visible ces deux parties dans un même plan, ce qui n’était pas possible dans la réalité. C’est la confrontation des deux qui est puissante.
Il y a un plan similaire au début du film, lorsque Clara rentre chez elle avec le cadre divisé en deux : en haut et au second plan la ville futuriste, en bas et au premier plan le quartier modeste où elle vit.
JR : On voulait que les plans d’extérieur montrent l’opposition de ces quartiers. C’est une version stylisée de ce qui se passe réellement à Sao Paulo.
Le film est un conte, avec beaucoup d’éléments archétypaux du conte. Vous avez évoqué Disney, qui figure dans les remerciements du film. Dans quelle mesure diriez-vous que les films de Walt Disney vous ont influencés sur Les Bonnes manières ?
MD : Ces films nous ont influencés pour Les Bonnes manières mais aussi dans nos vies en général, notre éducation, nos goûts. Je parle des anciens longs métrages de Walt Disney, réalisés avant notre naissance. Ce sont des très bons films qui marchent encore sur les nouvelles générations et qui sont très présents dans nos vies. On a déjà évoqué La Belle au bois dormant, qui est d’une beauté insensée. Et qui traite également d’un bébé maudit, qu’on retrouve des années plus tard lorsqu’on suit Aurore à 16 ans. On aime aussi le style sombre des premières années dans des films tels que Dumbo, Pinocchio, Bambi, Blanche-Neige et les sept nains, avant que Disney ne devienne plus soft avec des histoires de dalmatiens ou Le Livre de la jungle.
L’idée des chansons était-elle présente dès le départ ou est-ce là aussi une influence de Disney ?
JR : La berceuse était là depuis le début, la boite à musique inspirée de l’univers de contes, et on savait dès le départ qu’il y aurait de la musique dans le film. Mais il y a aussi des chansons qui sont arrivées en développant le script. En ce qui concerne la structure du récit, on sentait qu’on allait avoir besoin de chansons aux moments cruciaux du film, comme la transition entre les deux parties. Et puis on a dû aussi couper – Clara avait une chanson d’elle au travail, fatiguée parce qu’elle a été employée comme nounou et faisait finalement la domestique. Elle ironise sur ses tâches et c’était très fun à tourner. La chanson n’était pas entièrement produite, nous avions le tempo sur le plateau et Isabél Zuaa (l’actrice interprétant Clara, ndlr), qui faisait le ménage en rythme, a été parfaite.
Il faut mettre ça sur le dvd !
JR : Sur le Blu-ray ! (rires)
En ce qui concerne le loup-garou, aviez-vous peur de trop en montrer ? Ou pas assez ? Comment avez-vous abordé l’étape des effets spéciaux et la conception de la créature ?
MD : C’était un procédé assez long. On s’est décidé après réflexion sur un mix de CGI et de maquillages. Dans la scène où le loup-garou tend la main par exemple, c’est une prothèse sans CGI. Le bébé, lui, est en CGI. Lorsqu’on voit le garçon, il porte un costume vert. C’est une combinaison de techniques. Sur la façon de montrer la créature, le film parle d’abord de mystère, joue sur l’attente. Mais une fois le bébé né, que Clara se connecte à lui et décide de l’élever, on devait le montrer. Il y a certes des rituels étranges autour du personnage, mais c’est un personnage humain, qui n’est pas traité comme un monstre. C’est une question habituelle de l’horreur : ce qu’on montre et ce qu’on ne montre pas. C’est une question qui s’est naturellement posée pour la séquence dans le centre commercial. Il y a de la suggestion, et en même temps nous n’avons pas évité l’idée de montrer le loup-garou.
Aviez-vous des références en matière de films de loup-garou ?
JR : On en a vu beaucoup, mais la plupart de nos recherches consistait à savoir où aller en matière d’effets spéciaux. Le but n’était pas d’être hyper spectaculaires, d’essayer d’avoir les CGI les plus modernes possibles, ce n’était pas une question de performance. Mais de sentiments qu’on voulait véhiculer. Comment se projeter, comment faire naître l’émotion à partir de la transformation. J’ai regardé sur Youtube une série de docs intitulée 100 Years of Werewolf Movies, et j’ai vu beaucoup de films qui y sont évoqués. Les plus forts sont ceux des années 80 et 90, comme Le Loup-garou de Londres de John Landis, Bad Moon de Eric Red, Peur bleue de Daniel Attias… Ce sont des films qui utilisent des effets mécaniques mais certaines choses, avec ces effets, restent impossible à obtenir. Le but était de trouver le bon équilibre. Pour créer l’émotion, je reste persuadée qu’il faut avoir quelque chose de physique à l’écran.
MD : Cela a fait l’objet de discussions car les CGI sont tout de suite beaucoup plus chers et souvent moins convaincants dès qu’il y a un contact, une interaction. Comme des mains l’une dans l’autre. Pour revenir sur ce qu’on allait montrer ou pas, il y a souvent dans les contes une façon très directe de raconter. Ces contes proviennent aussi du folklore, de récits d’horreur, ce ne sont pas des histoires mythiques, du Aristote. Il y a quelque chose de populaire, ancré dans la tradition orale. « Et là, mère-grand est mangée par le loup ». Il n’y a pas nécessairement de suggestion. Dans La Belle au bois au bois dormant, dans la seconde partie de la version de Perrault, Aurore qui a eu des enfants rend visite à la famille du prince et la mère de celui-ci est une ogresse qui veut manger ces enfants. Il n’y a pas de justification sur le fait qu’elle soit un monstre. Cela nous a encouragés sur Les Bonnes manières, sur la façon directe d’aborder la fin du récit par exemple et être clair sur ce qui se passe.
Comment est venue l’idée de la superbe séquence à partir de dessins ?
JR : C’est le moment du film qui est le plus proche de « Il était une fois ». On raconte comment Ana est tombée enceinte de Joel. On ouvre un livre de contes de fées, on se raconte une histoire. Là encore nous nous sommes inspirés des illustrations de Mary Blair. Cette séquence donne une émotion différente, un autre sens du temps. On se concentre sur la voix, le bruit des flammes. L’immersion n’est pas la même, c’est comme une suspension dans le film. Et après cette révélation, on entre dans une autre phase du récit.
Il y a une scène magnifique dans Les Bonnes manières qui m’a évoqué une de mes scènes préférées de l’histoire du cinéma : c’est la scène de somnambulisme d’Ana, qui sort de chez elle et avance dans la ville comme si elle avait été appelée par quelqu’un ou quelque chose. Clara la suit et il y a un sentiment d’inquiétante étrangeté. Cela m’a rappelé la séquence de marche dans la jungle dans Vaudou de Jacques Tourneur. Aviez-vous cette référence à l’esprit ?
JR : Tout à fait ! On a choisi une robe voisine pour Ana, on cherchait cette atmosphère nocturne mystérieuse. C’était une grande référence pour nous.
MD : Et c’était dur parce qu’on a tourné dans la rue, Marjorie Estiano (qui interprète Ana, ndlr) était pieds nus sur un sol humide avec des reflets de lumière. On a là aussi utilisé du matte painting et cette scène en particulier a nécessité une logistique plus importante que les autres dans le film. C’est aussi une scène clef, dans laquelle Clara pourrait retourner sur ses pas. Là, c’est comme si un pacte était signé.
Le film parle beaucoup de ceux qui appartiennent à la société et ceux qui n’ont pas le droit d’y appartenir. Est-ce pour cela qu’il y a tant de monstres dans le film, le loup-garou bien sûr mais aussi les monstres qu’on chante, ceux qui sont dessinés sur le tableau noir à l’école etc… ?
MD : Sur le tableau noir, il s’agit d’une reproduction de l’exploration des mers et de la colonisation. L’océan est rempli de créatures effrayantes, et c’est Juliana qui a fait ces dessins.
JR : On s’est inspiré des anciennes cartes du monde, avec des sirènes, des monstres marins dessinés dessus. A l’époque où le monde n’avait pas encore été entièrement découvert, et où l’inconnu était peuplé de monstres. C’était intéressant de voir comment ces créatures étaient représentées.
MD : On est très ouverts au fantastique, sur ce qui pourrait paraître over the top ailleurs mais qui ici est toujours relié à l’histoire. Les créatures sur le tableau et la façon enfantine de représenter le combat de pirates entre Joel et Mauricio annoncent une séquence plus violente.
JR : Et il est vrai que l’utilisation des monstres est un sous-texte politique. Le loup-garou est une personne humaine, et c’est sa dualité qui est intéressante. C’est un conflit intime dans lequel on peut se retrouver : comment s’adapter à la société ? Dans le cas de Joel, on voulait parler d’intolérance, de l’impossibilité qu’a la société de faire avec des gens différents – alors que Clara, elle, en est tout à fait capable. Dans la plupart des histoires de monstre, de Dr Jekyll & Mr Hyde ou Frankenstein, il y a cette dualité. C’est humain et politique. Et cela se retrouve dans cette famille qui n’est pas une famille traditionnelle.
MD : L’idée d’avoir une femme noire pauvre qui noue une relation avec sa patronne blanche et riche, que cette relation déborde du cadre professionnel, que cette amitié devienne une attirance sexuelle, et une relation amoureuse, avec un bébé qui apparaît, formant ainsi une famille hors des codes, c’est une succession de tabous transgressés. Pour nous, c’est une déclaration politique. Bien sûr nous sommes dans le conte, dans le fantastique, mais cette idée d’une réelle transgression s’est affutée au fil des versions du script. C’était important d’en faire une vraie famille.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 12 septembre 2017. Un grand merci à Estelle Lacaud.
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