Découvert à la dernière Quinzaine des Réalisateurs, Chili 1976 est le premier long métrage de la réalisatrice et actrice chilienne Manuela Martelli. Ce film est un portrait du Chili vu par une femme bourgeoise confrontée à la violence de la dictature. La cinéaste y fait preuve d’un talent d’écriture subtil et remarquable. Chili 1976 sort ce mercredi 22 mars en salles et Manuela Martelli est notre invitée.
Le récit de Chili 1976 est bâti autour de la tension entre ce qui se passe chez l’héroïne et ce qui se trame à l’extérieur. Pouvez-vous nous parlez de vos choix de mise en scène pour traduire ce va-et-vient à l’image ?
L’idée qui prévalait pour moi c’était la notion de hors-champ. Qu’est-ce qui se passe en dehors de ce qui nous est donné à voir. De plus, les événements du film sont dépeints à travers les yeux de Carmen. La caméra devait donc traduire ces deux idées à la fois, je voulais que ce soit l’angle à travers lequel nous allions découvrir cette histoire. C’était souvent très concret, cela consistait à choisir où poser la caméra pour qu’elle évoque tout cela. Il y a un verbe espagnol qui me revenait souvent en tête et qui est peut-être difficile à traduire, c’est « transladarse » (« se transposer », nldr). A mesure que Carmen va se déplacer vers le monde extérieur, le film accompagne son mouvement et change de peau à son tour, il se transpose et devient un thriller. C’est pour ça que j’ai beaucoup emprunté aux codes du genre.
Quels codes, par exemple ?
L’attention portée à tout ce qui ne peut directement être vu ou entendu, tout ce qui se passe à la périphérie, la musique, le suspens, l’idée que quelque chose est sur le point d’arriver…
Pouvez-vous justement nous en dire plus sur la musique, qui accompagne les changements de registres du récit ?
Oui, la musique voyage, se transpose, au même titre que le récit et que Carmen. La musique joue un rôle particulier. Un son c’est quelque chose de très concret, un seul son est capable de provoquer un reflexe immédiat ou une réaction physique en nous, et en même temps la musique demeure quelque chose de très abstrait. Or, Chili 1976 est un film qui parle de l’invisible. Les événements historiques majeurs de l’époque ont lieu à l’extérieur de chez Carmen et donc seulement à la périphérie du film. Nous sommes comme qui dirait embarqués sur la banquette arrière, Carmen n’est qu’une femme anonyme qui vit dans les marges de l’Histoire.
Au début du film, le rôle de la musique est d’apporter un contrepoint à ce que l’on voit : une bourgeoise vaque à ses occupations mais l’accompagnement musical crée une atmosphère d’étrangeté. Puis progressivement, le personnage de Carmen devient de plus en plus humain, elle se révèle à elle-même, et la musique suit le même chemin : les synthétiseurs et les sons électroniques laissent progressivement place à des instruments traditionnels, notamment des instruments à vent.
Et puis si la musique est celle d’un thriller, c’est que là encore nous restons dans le point de vue de Carmen. Si les événements dont elle est témoin sont accompagné d’un tel habillage musical, c’est justement parce qu’elle n’est pas immédiatement capable de les appréhender ou des les interpréter sous un angle autre que celui du film policier. Dans la bulle privilégiée où elle vit, c’est le seul filtre qu’elle possède, du moins au début.
D’ailleurs on voit souvent Carmen regarder des films classiques à la télévision, ce que l’on peut interpréter comme l’unique manière qu’elle possède de se confronter à un monde extérieur auquel elle n’a pas accès.
C’est tout à fait ça. D’une certaine manière, Carmen est elle aussi en prison. Elle est prisonnière de son statut social et de sa vie bourgeoise et privilégiée. Elle ne connait pas grand chose du monde extérieur. Ce qu’elle en connait ou ce qu’elle croit en connaitre vient de ces films, sauf que ceux-ci viennent d’Hollywood et non pas du Chili. Ca m’intéressait beaucoup de montrer comment la réalité chilienne la plus clandestine pouvait être perçue par quelqu’un qui ne possédait que des codes culturels étrangers.
A ce propos, comment Chili 1976 a-t-il été reçu par le public chilien ?
Les réactions du public sont très positives, notamment de la part des spectateurs les plus jeunes, ceux qui n’ont pas connu cette période. Ils ont fait preuve d’un interêt dont je n’avais pas anticipé la mesure. Et d’un autre côté, on m’a aussi beaucoup reproché de vouloir une fois de plus remuer les mauvais souvenirs du passé. C’est un discours très récurrent au Chili, cette volonté de ne plus regarder la dictature en face.
Au Chili, le système de distribution et de circulation des films a énormément subi l’influence des plateformes en ligne et face à cela, le système d’aide aux cinémas n’est pas ce qu’il pourrait être. Résultat : mon film a fait davantage de spectateurs en Espagne que dans mon propre pays. Je pense que Chili 1976 suscitera donc une nouvelle vague de réactions quand il sera disponible sur les plateformes parce que c’est là que beaucoup de gens seront susceptibles de le découvrir.
Comment ont réagi les spectateurs appartenant à la génération ayant directement vécu ces événements ?
Bien aussi. Enfin, ça depend de quelle partie de la société on parle, bien sûr. Comme je le disais il y a toute une partie de la société qui refuse de se tourner vers le passé et qui ne s’en cache pas. Pour eux, regarder le passé en face est très dangereux. Pour les autres, c’est au contraire un acte fondamental. Le point de vue d’un personnage comme Carmen n’a jamais été vraiment abordé au Chili. Raconter son expérience apporte donc d’une certaine manière une façon différente de se tourner vers notre histoire et je crois que ça été perçu par certains comme une bouffée d’oxygène.
On est tellement habitués à regarder notre passé toujours par le même filtre, toujours à travers les mêmes images (les bâtiments en flammes, les morts…) que l’on devient immunisés et insensibles à leur violence. Ce que j’ai voulu faire avec ce film c’est créer de nouvelles images, de nouveaux souvenirs, afin que la brutalité de cette période nous revienne de façon plus vivante et ne soit pas une idée abstraite. Je voulais que le passé reprenne vie.
Vous faites dire à l’un de vos personnages « Nous, les Chiliens, avons un bien triste pays ». Qu’évoque cette formule pour vous ?
En faisant des recherches pour le scénario, je me suis beaucoup penchée sur les photos et les films de ma propre famille. Après tout, je voulais faire un film historique vu à travers le prisme de l’espace domestique. J’étais donc très curieuse de redécouvrir comment l’on choisissait de représenter nos propres vies domestiques à l’époque, qu’est-ce que l’on montrait de nous, qu’est-ce qu’on estimait important d’immortaliser. C’est dans un de ces films qu’un membre de ma famille disait « Nous avons un bien triste pays », et c’est une formule qui m’a beaucoup marquée.
Dans mon film, c’est le personnage de la fille de Carmen qui prononce cette phrase. Je trouvais ça intéressant parce que c’est une mélancolie inattendue de le part d’un personnage plutôt conservateur. Je pense que si la phrase m’est autant restée en tête, c’est tout simplement parce que je suis d’accord : c’est effectivement un pays triste, et ce dès la conquête par les Espagnols. La manière dont le pays est né, c’est dans le sang et la violence. Je pense que dès lors, il y a un sentiment de mélancolie qui ne nous a jamais quittés.
Le titre original du film est 1976. Pourquoi avoir choisi uniquement une date, qui pourrait laisser penser que l’on va regarder un film historique centré sur des faits connus, comme une page Wikipedia ?
C’est précisément pour ça que je l’ai choisi, c’est cette surprise-là que je désirais à tout prix, bien sûr. Au moment de trouver un titre pour le film, je me suis souvenue de ces frises chronologiques que l’on étudiait à l’école, ces grandes bandes dans lesquelles on vient faire une petite encoche verticale pour chaque événement majeur. Ces derniers étaient tout le temps des signatures de traités, des victoires militaires, etc. Or pour moi l’Histoire se bâtit aussi dans l’espace domestique. Comment l’espace privé perçoit-il l’espace public, comment ces derniers interagissent-ils ou se répondent-ils, voilà les questions que je voulais poser. Est-il réellement possible de vivre dans une bulle coupée du monde ?
Cette date a aussi un sens particulier pour moi puisqu’il s’agit de l’année de la mort de ma grand-mère. Elle était en dépression depuis longtemps et ma famille considérait qu’il ne pouvait s’agir que d’un problème personnel, dont l’origine se trouvait en elle-même. Ils n’imaginaient pas que le problème pouvait être aussi la traduction d’un phénomène social. 1976 fut aussi l’une des pires années de la dictature, ce fut une année cruelle et sanglante. En prenant 1976 comme titre, c’est donc un peu comme si je me rebellais : sur la grande frise de l’Histoire j’ai choisi de mettre une encoche non pas sur un événement déjà connu de tous mais sur la vie d’une femme anonyme.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 1er mars 2023. Un grand merci à Florence Narozny.
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