Un an et demi après avoir été primé à San Sebastian, Earwig est enfin sorti sur les écrans français ce mercredi 18 janvier. Immergé dans un état d’hypnose, ce conte entêtant et clair-obscur signe le retour très attendu et en grande forme de la passionnante Lucile Hadzihalilovic, qui est l’invitée du Festival Premiers Plans d’Angers.
Je voudrais commencer par parler du générique de début d’Earwig, qui plonge d’emblée dans un état d’hypnose. Cela m’a rappelé ce dialogue qui, je crois, ouvrait votre précédent film Evolution : « Tu veux que je te raconte un secret ? »
Je crois que cette phrase était placée non pas au début d’Evolution, puisqu’elle est prononcée par le personnage de l’infirmière qui n’est pas présente dans les premières scènes, mais qu’on l’avait mise au tout début de la bande-annonce du film. Cela fait aussi écho à la phrase « Tu veux connaitre le secret de Bianca ? » qui est dans la bande-annonce d’Innocence. Le générique de début d’Earwig a d’ailleurs en commun avec celui d’Innocence de nous faire entrer dans le film à travers un déroulant très lent.
Ces premières minutes m’ont donné l’impression de me pencher pour regarder à travers une serrure…
(Elle coupe) Ah c’est chouette, c’est très bien.
Comment construisez-vous le rythme bien particulier de vos films ? Est-ce un aspect que vous travaillez au moment du montage ou bien avant ?
Ah le rythme c’est un vrai truc important. La lenteur c’est important, surtout dans la première partie d’Earwig que je voulais davantage immersive qu’informative. Il fallait qu’on soit embué dans la lenteur que les personnages vivent. Au montage, je demande vraiment qu’on essaie de respecter la lenteur (rires), même si après je peux accepter d’accélérer certaines choses. Par exemple, c’est un film qu’on a beaucoup pensé en termes de répétitions, avec des différences et des variations à l’intérieur des répétitions.
On se rend parfois compte au montage qu’on n’a pas forcément besoin de toutes les réitérations qu’on avait prévues. C’est aussi une étape où l’on travaille sur les ellipses qui permettent d’accélérer le rythme, sans doute davantage qu’on ne le ressent à la lecture du scénario. A la lecture, on ne ressent pas forcément à quel point le début est lent, à quel point c’est presque du temps réel quand Mia mange ou quand elle joue.
Et si on parle d’hypnose, le rythme est fondamental.
Oui c’est pour ça. C’est pour ça que je trouve ça super d’avoir eu cette musique que Warren et Augustin (Warren Ellis et Augustin Viard, ndlr) ont fait parce qu’elle met un peu en transe. La première fois que je l’ai entendue, j’ai eu comme un déclic, je me suis dit « quand Albert regarde ses verres, c’est comme un trip pour lui, c’est psychédélique ». Tout ce qui peut aider le spectateur à accepter d’être en état de transe, il faut absolument l’utiliser.
Qu’est-ce que ce sentiment de transe peut apporter au spectateur, selon vous ?
Je pense que le cinéma c’est idéal pour ça. Voir un film, ça a tout à voir avec une séance d’hypnose : c’est fixer des points lumineux en entendant des sons qui désorientent. L’hypnose est censée nous mettre dans un état mental particulier qui fait que l’on a l’imagination plus ouverte et la faculté de visualiser les choses plus facilement, les études l’ont montré. Le cinéma c’est ça aussi. Plonger en état d’hypnose quant on regarde un film ça veut dire laisser ouvert son imaginaire.
C’est une manière idéale de vivre un film comme Earwig, qui passe par des sensations et des émotions avant toute forme de compréhension, ce qui qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des choses à comprendre. Voilà ce je voudrais : que les spectateurs viennent vivre dans ce monde, même si c’est un cauchemar. Au cinéma, les cauchemars des autres c’est justement très bien. Les siens aussi, parfois, ça peut devenir une catharsis pour certains.
Il y a presque un malentendu sur votre cinéma qui, de par son sérieux, peut avoir l’air cérébral alors qu’il est au contraire basé sur la sensation. Dans le dossier de presse, vous dites que moteur des vos films se trouve moins dans la narration que dans « des sensations qui excitent l’imagination ». Pouvez-vous nous en dire plus sur cette formule marquante ?
Ah oui, je ne pense pas du tout que mon cinéma soit cérébral. Je ne suis pas une intello, enfin je dois l’être un peu quand même (rires) mais pas dans le cinéma, je suis plutôt émotionnelle. Ca m’étonne toujours quand j’entends dire que dans mes films il n’y a pas de narration, alors qu’il y en a toujours une, avec un début et une fin, même si la fin est une boucle, un ruban de Moebius. J’ai envie de répondre que quand Céleste casse un verre, c’est bel et bien une action, quand Albert oublie de faire à manger aussi. Il y a des événements qui ont un sens narratif.
Je viens de voir La Poupée de Wojciech Has, que je n’avais jamais vu. J’avais déjà vu La Clepsydre et Le Manuscrit trouvé à Saragosse, à l’époque où ça passait tout le temps, et j’avais déjà adoré. J’ai trouvé incroyable à quel point, dans La Poupée, ce sont les accessoires et les décors qui racontent l’histoire. C’est très différent de mon cinéma, c’est plus explicitement narratif tandis que mes films sont plus minimalistes. C’est certes une question de moyens mais c’est aussi quelque chose que j’assume et poursuis : moins il y a de choses dans un film, plus ces choses vont prendre de l’importance.
J’imagine que la direction artistique revêt donc une importance très particulière à vos yeux. Comment de déroule cette étape de votre travail ?
Oui ça me parait normal que ça ait de l’importance. C’est un travail que l’on fait en groupe : le chef opérateur, la cheffe décoratrice, la personnes des costumes, la personne du son et moi. Tous ces aspects coexistent ensemble donc il me semble normal de travailler ensemble, et en général c’est la lumière qui guide le reste. Pour la lumière, j’ai eu la chance de travailler avec Jonathan Ricquebourg qui, malgré son jeune âge, a fait beaucoup de films intéressants. Ce qui était super, c’est qu’il était très intéressé par la mise scène. Pas dans le sens où il voulait faire le film à ma place, mais l’idée d’une mise en scène où tout passe par l’image avant tout l’intéressait beaucoup. C’était super comme collaboration. De façon générale, on fixait quelques règles artistiques mais on s’autorisait à jouer avec. Il a su s’en emparer, peut-être pas sans peur, mais il y est allé (rires). Il n’a pas eu peur de l’obscurité.
On pourrait dire qu’au sens propre comme au sens figuré, le film se trouve à la frontière entre faire miroiter des choses et les maintenir dans l’ombre. C’est une formule qui vous convient ?
Je ne me l’étais pas tout à fait formulé comme ça mais c’est vrai. On est dans l’obscurité, peu de choses sont dites et ce que l’on voit, on le voit de façon parcellaire. Cela donne la notion de pièces de puzzle qui ne s’assemblent pas, parce que dans la tête du pauvre Albert, elles ne s’assemblent pas non plus. On a cherché la limite de cette obscurité, il fallait en effet qu’on puisse voir des choses dans cette pénombre. C’était quelque chose qui était déjà dans le livre et que je trouvais formidable : les personnages vivaient les volets fermés et ils s’imaginaient voir des choses entre le papier peint et les murs, comme si des insectes se déplaçaient sous la tapisserie. Je voulais conserver ce mystère-là à l’image. C’était un challenge, on a joué avec l’obscurité et au final ça marche bien. La question de la projection est importante, si les gens voient le film sur leurs écrans d’ordinateurs, ça va moins bien passer.
A l’écriture, comment trouvez-vous cet équilibre idéal entre dévoiler les choses et les retenir ? C’est très méticuleux ou au contraire plutôt instinctif ?
C’est un mélange d’instinct et de raisonnement, mais cet équilibre se trouve beaucoup au montage. C’est peut-être un défaut mais j’ai toujours peur de trop en dire, de trop dévoiler. J’ai peur que l’ensemble retombe si je dis tout. Il y a des infos qui participent à la cohérence du film mais qui au final ne semblent pas nécessaires au spectateur. J’ai donc tendance à planquer les infos, mais je me rends compte qu’on peut en faire trop à ce niveau-là (rires), donc je fais attention. Je fais attention à ce que le tout soit le plus cohérent possible.
Et puis dans Earwig on suit beaucoup le point de vue du personnage, et je ne veux pas que le spectateur en sache plus que lui, même dans les moments où l’on n’est pas avec lui. Il y a des choses qu’Albert refuse de voir ou se remémorer, je ne les montre pas au spectateur. Je n’aime pas l’ironie dramatique, je n’aime pas qu’on sache ce qu’on n’est pas censé savoir. Après, le spectateur peut comprendre des choses de la vie d’Albert sans que ce dernier ne parvienne forcément à les formuler. Dans ces cas-là, l’info ne passe pas par la narration. C’est souvent le cas chez les enfants, qui peuvent comprendre sans comprendre ce qui leur arrive.
Outre que vos protagonistes sont souvent des enfants, vos films possèdent plusieurs caractéristiques des contes pour enfants. Au-delà de leur côté horrifique, ils possèdent quelque chose de récréatif, presque ludique.
Ah oui tout fait, c’est vraiment ça. Quand je fabrique film, ça revient vraiment à jouer à créer un monde imaginaire. Je joue d’abord avec moi-même, puis avec les autres : mes collaborateurs, les comédiens et puis les spectateurs. C’est ça qui est génial quand on travaille avec des enfants : ils ne se demandent pas pourquoi, ils acceptent le « on va dire que ». C’est joyeux même quand les histoires sont sombres. J’aime beaucoup les contes. Souvent, ce qu’on appelle les contes pour enfants c’est très cruel, c’est souvent des films d’horreur. Andersen c’est effrayant.
Qu’est-ce que ça a changé pour vous d’adapter un matériau déjà existant ?
Pour Evolution, j’étais passée par différentes phrases d’écriture alors qu’ici j’étais d’emblée très confiante parce que je trouvais le livre incroyable. Je me suis presque dit qu’il me suffisait de piocher des choses dedans. J’était sûre de l’effet que le matériau avait eu sur moi et ça m’a donné beaucoup d’assurance. Du coup, l’écriture était assez simple. Innocence était aussi adapté d’une nouvelle, et j’avais déjà trouvé le travail d’adaptation assez évident. Dans les deux cas, je les ai sans doute un peu trahis, mais bon.
Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de voir quelque chose de nouveau ?
Parmi les films récents, il y en a un que je qualifierais de très modeste par ses moyens et par la trame minimaliste, et qui est hélas un peu passé à l’as j’ai l’impression, c’est Azor. Je l’ai trouvé incroyable parce qu’avec trois fois rien, un changement de décor, quelques dialogues, le film arrive à bâtir un mystère, une tension, une profondeur. J’ai vraiment beaucoup beaucoup aimé. J’ai trouvé Pacifiction très intéressant. Là aussi le film met dans un état de transe par le jeu, par la lenteur.
Et comme Earwig, ce sont deux films où la notion de secret est au cœur du scénario et de la mise en scène.
Oui, c’est sûr que j’ai adoré ça, ça a sans doute joué.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 9 janvier 2023. Un grand merci à Karine Durance. Source portrait.
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