Lauréat de la Grand Prix au Festival de San Sebastian et de l’Abrazo d’or à Biarritz, la superbe fresque onirique Los Reyes del mundo sort ce mercredi 29 mars en salles (avec un passage à Cinélatino). La cinéaste Laura Mora y raconte le voyage d’un groupe jeunes garçons à travers le pays sous la forme d’un conte onirique aux images puissantes. La réalisatrice est notre invitée.
Vous avez déclaré que tourner à Bajo Cauca, une région de Colombie réputée dangereuse, était le premier acte politique du film. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
Oui cette région a toujours eu beaucoup d’effet sur moi. C’est un endroit qui se trouve entre Medellin et la côte, et il se trouve donc que j’ai souvent pris la route qui traverse ce coin-là. C’est lors de mes nombreux trajets que l’idée du film m’est venue. Il était hors de question de tourner ailleurs. Ce sont ces paysages-là que je voulais montrer, je voulais en dévoiler à la fois la beauté et la brutalité.
J’ai commencé à écrire le scénario en 2016, et dès 2017, mon producteur et moi sommes régulièrement revenus dans cette région. D’abord pour mieux la connaître et la visiter, mais aussi pour parler aux habitants, rencontrer des gens qui se battent pour leurs droits et pour leur culture. Et pas une seule fois nous n’ avons eu des problèmes de sécurité. Pas une seule fois. Nous connaissions l’histoire de ce territoire, nous savions à quel point la population y a souffert, mais il y a aussi énormément de beauté. Au final ce fut un authentique plaisir de nous plonger dans cette région.
Comment avez-vous choisi vos jeunes acteurs et comment avez-vous travaillé ensemble ?
Le casting a demandé énormément de temps. J’avais déjà rencontré certains d’entre eux il y a plusieurs années lors de la préparation de mon précédent film, et je les ai recontactés dès le début de l’écriture du scénario. Je suis allée rencontrer d’autres garçons, notamment ceux qui pratiquaient le vélo de descente, ce sport extrême que l’on voit dans le film. Je savais que je voulais me rapprocher de ces derniers car ils possèdent tous une énergie particulière, comme s’ils portaient un sentiment d’anarchie en eux.
Quand ma directrice de casting et moi avons commencé à travailler ensemble, je lui ai donné des notes sur les archétypes que je souhaitais voir représentés à travers mes personnages, et nous avons passé plusieurs mois à arpenter les rues à la recherche des garçons idéaux. Celui que nous avons trouvé en dernier, c’est Rà, le protagoniste. Nous l’avons engagé trois semaines avant le début du tournage. Le rôle devait initialement être joué par un autre acteur mais il a abandonné le projet au dernier moment. Sur le moment j’étais désemparée mais je pense que finalement nous avons trouvé un acteur encore meilleur.
Ils ont tous été très ouverts et partants pour l’aventure. Ils savaient qu’il ne s’agissait pas d’un documentaire et qu’il ne s’agissait pas pour moi de filmer leur vie. Aucun d’entre eux ne vit d’ailleurs dans la rue. En revanche, je ne leur ai pas demandé de lire le scénario en entier, je pense que ç’aurait été trop rébarbatif pour eux de lire deux cents pages de texte. J’ai donc pris le parti de leur raconter le film comme s’il s’agissait d’un conte, d’une légende. Je leur ai expliqué pourquoi je les avais choisis individuellement.
Par exemple le personnage de Winny symbolise pour moi la révolution, et j’ai dit à l’acteur que je l’avais choisi pour son coté rebelle. Nano représentait la dignité, c’est un personnage qui souhaiterait devenir invisible car il porte sur ses épaule tout le poids de la brutalité avec laquelle ont été traitées les populations noires en Colombie. Sere était le mysticisme, et l’acteur est réellement un mystique dans la vraie vie. Culebro était la rage et Rà était la justice. Ils se sont tous beaucoup retrouvés dans leur personnage. Ils étaient heureux et le tournage a souvent ressemblé à un jeu, c’était une aventure à vélo et en camion, ils se sont beaucoup amusés.
Vous utilisez le terme de conte et Los Reyes del mundo possède en effet une poésie qui l’éloigne souvent du réalisme. Comment vous êtes-vous arrangée pour que cette poésie soit transmissible à l’image ?
Le monde est si dur, pour moi l’unique moyen d’y survivre c’est la beauté, la poésie. Dès le début de l’écriture, je savais que le film ne serait pas un simple road movie, que je voulais explorer d’autres territoires. C’est en pensant précisément à ce terme que j’ai réalisé que l’imagination était elle-même une sorte de territoire. C’est un lieu ou la liberté et l’intimité n’ont pas de limites et où l’on peut devenir qui on veut. On parle ici de personnages qui sont sans cesse chassés de partout, il était donc très précieux de leur offrir un territoire sans frontière.
J’ai pris une série de décisions pour transformer cela en images, en langage cinématographique. Par exemples dans les scènes les plus réalistes, je souhaitais délibérément laisser beaucoup de place aux acteurs pour improviser, qu’il y ait davantage de dialogues et que la caméra soit libre, portée à l’épaule. A l’inverse, pour les scènes appartenant au rêve, je voulais que la caméra montre qu’on était beaucoup plus dans le contrôle. J’ai utilisé des objectifs grand angle, de telle sorte que le temps y passe plus lentement. J’ai travaillé cette grammaire avec ma cheffe décoratrice et mon chef opérateur et c’était passionnant. Imaginer des visions et les retranscrire est ce que je préfère dans mon travail de cinéaste.
Vous mentionnez le rythme et celui-ci joue un rôle très important dans le film. C’est presque comme un état d’hypnose qui permet au spectateur d’entrer lui-même dans un monde d’imagination.
Oui, et d’ailleurs j’ai souvent des retours de spectateurs qui me disent « wow, mais qu’est-ce que tu m’as fait avec ton film ? » (rires). Je leur demande souvent en retour à quel moment ils ont eu le sentiment que le film basculait et eux avec, parce qu’après tout, les toutes premières scènes possèdent déjà quelque chose d’étrange : ces rues vides, ce cheval isolé… A ma manière, je dis d’emblée à mes spectateurs que je vais les emmener visiter deux mondes différents.
On me répond souvent que le film change dans la séquence où les garçons rencontrent les prostituées, comme si ces dernières étaient là pour les guider vers un autre monde, et nous y guider aussi par la même occasion. On me demande régulièrement pourquoi j’opère un tel changement mais j’adore justement que les gens soit surpris par ce passage. Le film possède sa propre logique narrative. En tant qu’humains, nous avons tous un besoin vital de récits, nous avons besoin que les romanciers et les cinéastes nous racontent des histoires.
Votre travail sur le son est aussi un outil pour opérer le basculement dont vous parlez. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
J’adore le design sonore, à tel point que dès l’écriture du scénario je suis déjà en train de noter dans la marge les différents sons que j’imagine en accompagnement de chaque scène. J’aime aussi beaucoup la musique, et je suis toujours plus ou moins à la recherche des musiques les plus bizarres possible. En 2018, j’ai été invitée par le Musée des beaux-arts de Houston, aux Etats-Unis. Il y a avait justement une grande exposition dédiée aux artistes sonores et j’ai été complètement transportée par ce que j’ai découvert. Approcher l’art par le biais du son, c’est une idée qui m’a retournée.
L’un des artistes que j’y ai découvert est William Basinski. J’ai écrit le scénario en écoutant ses créations et c’est alors que j’ai réalisé que je souhaitais gommer la frontière entre la musique et le design sonore. Ca été un travail commun entre mon compositeur, mon ingénieur du son et moi-même. Je voulais qu’on ne sache plus très bien si ce qu’on entendait était une mélodie ou juste des bruits environnants, ce que j’appelle des bruits fantômes car je dois dire que pour moi, Los Reyes del mundo est entièrement un film de fantômes. Dès la première scène, les images de rues de la ville sont par exemple accompagnées de sons de la jungle. On s’est beaucoup amusés avec cette dimension, y compris au montage.
Qui dit poésie et musique dit forcément rythme. Comment vous êtes-vous assurée de trouver le rythme idéal pour ce film ?
C’est quelque chose que j’ai déjà bien en tête au moment de l’écriture, bien avant le montage. En parallèle du scénario, j’écris toujours une sorte de bible, un carnet de route que je remplie de notes, de dessins, d’idées philosophiques glanées au fil de mes lectures, etc. Sur le tournage, j’utilise finalement très peu le scénario et beaucoup plus ce carnet, et j’y avais effectivement pris beaucoup de notes qui concernait le rythme du film.
Mon souci principal était que le spectateur puisse à son tour ressentir la durée des différentes étapes de ce voyage. A la fin du film, on ignore combien de temps s’est réellement déroulé mais on sait qu’on est passé par beaucoup d’états émotionnels différents, dont on est sorti changé. Il n’y a pas que les personnages qui doivent ici faire une traversée, je tenais à ce que les spectateurs eux aussi traversent des états inattendus. Et pour cela, il faut leur donner du temps, le temps de penser et de ressentir. Il fallait un temps pour le chaos et un temps pour la contemplation
Je pensais d’ailleurs que le film serait au final beaucoup plus long qu’il ne l’est, parce que j’avais justement filmé beaucoup de séquences lentes. Je voulais créer des scènes où le passé et le présent pourraient en quelque sorte se mêler l’un à l’autre et pour préparer cela j’ai regardé beaucoup de films de Theo Angelopoulos. J’estime que c’est un génie pour ce qui s’agit de filmer le temps. Je ne pourrai bien sûr jamais prétendre à un tel niveau d’excellence mais je voulais à tout prix essayer de faire comme lui, de mélanger différentes temporalités dans le même plan.
A force d’analyse, j’ai fini par comprendre que c’était là une question de rythme, de durée de chaque plan. Paysage dans le brouillard est mon film préféré d’Angelopoulos. C’est si beau et douloureux à la fois. C’est un film qui a beaucoup compté pour moi à une certaine époque de ma vie mais je n’y pensais pas vraiment en préparant ce film. C ‘est seulement quand j’ai fait lire le scenario à une amie et qu’elle m’a dit que ça lui évoquait Paysage dans le brouillard que j’ai réalisé son influence sur moi. Je l’ai donc revu plusieurs fois, encore et encore. Ce film était un bon guide spirituel à avoir pour Los Reyes del mundo. J’y rends d’ailleurs directement hommage dans un plan : les garçons sont face à un mur de brouillard blanc et peu à peu un arbre apparait comme un fantôme. A la fin, ils retrouvent l’arbre et marchent dans sa direction, comme s’ils étaient morts. C’était mon humble hommage à Angelopoulos.
Dans un entretien vous avez dit que l’histoire de la Colombie montre que la violence est en réalité un héritage masculin. Avez-vous envisagé Los Reyes del mundo comme une réponse à cette idée ?
Pour moi, la violence que l’on retrouve un peu partout dans l’Histoire du monde est un territoire typiquement masculin, tout simplement. Ce n’est pas pour rien qu’on emploie le mot de patriarcat : cette violence-là, c’est un truc de mec. Dans ma courte filmographie, j’essaie sans cesse de remettre en question mes personnages masculins. Je suis une femme et j’ai grandi dans ce contexte très violent et j’ai vu les hommes souffrir également de ce système, qu’il s’agissent de ceux qui perpétuent cette violence ou ceux qui en sont directement victimes.
En Colombie, le taux de décès des jeunes hommes n’a rien a voir avec celui des jeunes femmes, par exemple. Comment peut-on devenir les deux choses à la fois : celui qui perpétue et celui qui reçoit cette violence ? Cette question me fascine et je veux la poser. En tant que réalisatrice, il m’importe de montrer des personnages masculins sensibles, fragiles. Le monde n’est pas en noir et blanc, on a tous de la beauté et de la douleur en nous. Les êtres humains nous ont hélas prouvé à travers l’histoire qu’au lieu de marcher vers la lumière, ils ont tendance à marcher vers les ténèbres.
On me demande souvent pourquoi parmi les protagonistes de ce film il n’y a pas de personnage féminin, et je réponds toujours qu’il y en un en réalité : moi. Mes personnages baignent dans mon propre regard, c’est ma vision à moi à laquelle ils donnent vie. La présence féminine est permanente car ils sont vus et animés par une femme. Peut-être que mon regard féminin peut offrir l’occasion de regarder la masculinité sous un autre angle, je l’espère en tout cas.
Le monde masculin me fascine, peut-être parce que j’ai justement grandi dans un univers très masculin. J’étais la seule fille et la seule petite-fille de ma famille et à l’école nous n’étions que 5 filles pour 20 garçons dans ma classe. J’adorais la scène punk et forcément, la société colombienne étant conservatrice, j’étais souvent la seule fille parmi les garçons qui faisaient sur skate ou des graffitis. J’ai donc été aux premières les loges pour être témoin de la souffrance qu’il peut y avoir à être un homme. J’ai de la compassion pour eux.
Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de découvrir quelque chose de neuf, d’inédit ou d’excitant ?
Récemment j’ai vu deux films très différents à la suite et ce fut une vraie expérience. Le premier était EO, qui m’a donné l’impression de voir une symphonie davantage qu’un film. Que âge à Skolimowski exactement ? Parce que son film est rempli de prises de risques, il a tourné sans peur comme s’il avait juste 20 ans. Si j’avais vu ce film sans savoir qui l’avait réalisé, j’aurais sans doute imaginé qu’il était signé d’un très jeune cinéaste.
L’autre film vient de Colombie, il s’agit d’un documentaire basé sur des images d’archives muettes datant du début du siècle. Il s’appelle Mudos testigos, qu’on pourrait traduire par témoins muets et il vient d’être présenté au Festival de Rotterdam. En partant de ces images documentaires, le film a bâti une sorte de mélodrame incroyable qui vire à l’expérimental. C’est une réflexion profonde et passionnante sur notre Histoire en tant que pays et sur les images que nous avons créées au fils du temps pour nous représenter.
Entretien réalisé à Paris le 21 mars 2023. Un grand merci à Rachel Bouillon. Crédit portrait : Andreas Rentz.
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