Avec Au bout du monde (en salles le 23 octobre), le maître japonais du fantastique Kiyoshi Kurosawa retrouve l’actrice/chanteuse Atsuko Maeda et la plonge dans une étonne tragicomédie rocambolesque et musicale en Ouzbékistan. Le cinéaste nous parle de son amour pour les surprises et l’inattendu…
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Quel a été le point de départ de ce film tourné en Ouzbékistan ?
Très concrètement, c’est un producteur de ma connaissance qui m’a contacté un jour pour me demander si je serais intéressé par l’idée d’aller tourner un film en Ouzbékistan. Jusqu’ici j’ai réalisé toutes sortes de films, mais à chaque fois mes protagonistes étaient ancrés dans leur quotidien, et c’est ce quotidien qui évoluait en quelque chose d’étranger. J’avais cette envie, au moins une fois, de partir d’ailleurs que le quotidien, de placer mon protagoniste dans un environnement complètement inconnu. Ce projet d’aller tourner en Ouzbékistan, une terre qui m’était moi-même entièrement inconnue, me paraissait être l’occasion idéale.
A première vue, Au bout du monde a l’air assez différent de vos précédents films. Cependant, la difficulté de l’héroïne à s’adapter, à communiquer avec les autres, rappelle la manière dont les spectres tentent également de rentrer en contact avec les vivants dans votre cinéma. Ce parallèle vous parait-il tiré par les cheveux ?
C’est probablement aller un peu trop loin, et pourtant de nombreuses autres personnes m’ont fait cette remarque. Je m’étais bien dit que cette fois-ci, je ne penserais pas du tout à des fantômes, mais c’est vrai que Yoko a parfois l’air d’un spectre, et je crois que j’ai compris pourquoi : je l’ai souvent filmée de dos. J’ai fait en sorte qu’elle apparaisse dans toutes les scènes, je voulais qu’il n’y ait presque aucun plan sans elle. Donc pour exprimer ce que son personnage voyait et ressentait, je la filmais de dos. On ne sait donc pas quel visage et quelle expression elle a à ce moment-là. Cette interprétation peut venir de là. Ce n’était pas mon intention à la base, mais cela me fait réaliser à quel point l’expression d’un visage demeure fondamentale au cinéma.
Un détail m’a encore plus amené vers cette interprétation. Quand Yoko porte son manteau d’un orange très vif, elle se détache tellement du reste du cadre qu’on dirait que son personnage sort carrément d’un autre univers. Un peu comme la robe rouge du fantôme de Rétribution. Quel sens avez-vous voulu donner à cette couleur inattendue ?
C’est une remarque très juste. En parlant de couleurs très vives, le personnage du fantôme de Vers l’autre rive porte lui aussi un manteau orange, cela fait déjà un point commun avec Yoko. J’ai remarqué que partout où nous allions, les vêtements des Ouzbeks étaient très colorés, très différents de ce que l’on porte au Japon. Les combinaisons de couleurs qui sont là-bas quotidiennes seraient inimaginables au Japon. Si on plaçait des personnages japonais avec leurs tenues habituelles, le regard du spectateur ne se serait pas fixé sur eux. Il nous fallait trouver un autre moyen d’attirer l’œil. De plus, il fallait que l’apparence de ces Japonais exprime quelque chose de très différent dans ce paysage ouzbek, et cet orange est très différent de ce que l’on voit là-bas. Quand je tourne au Japon et que je souhaite filmer des personnages humains mais un peu différents des autres, peut-être des fantômes, je cherche à traduire cette différence et ce sentiment de gêne à l’image, et les vêtements de couleurs restent suffisamment rares chez nous pour exprimer cela.
Ce n’est pas la première fois que vous tournez un film hors du Japon. Quelles ont été les points communs et les différences entre le tournage d’Au bout du monde et celui du Secret de la chambre noire, que vous aviez fait en France ?
Que ce soit au Japon, en France ou en Ouzbékistan, la question que se pose une équipe c’est toujours « Quel est le but du réalisateur ? Que souhaite-t-il faire ? ». Une compréhension profonde de sa vision est indispensable à la réalisation commune du film. Dans tous les pays mes équipes se sont montrées très sérieuses, et j’ai éprouvé une grande facilité à chaque fois à travailler avec ces différentes équipes. Mais là je vous parle de mon expérience propre. J’ai appris que pour la production en revanche, il avait été difficile d’obtenir des autorisations de tournage. Parfois, même jusqu’au dernier moment, on ignorait si on allait pouvoir tourner, et on ignorait quelles étaient les raisons qui faisaient que c’était possible ou non.
D’autre part, la place que tient le cinéma dans la société, la place laissée à l’idée-même de réaliser un film, est très différente d’un pays à l’autre. De ce point de vue-là, La France est vraiment le pays idéal : tout se passe très vite et très facilement. Les gens sont très compréhensifs et on obtient chaque autorisation facilement. En Ouzbékistan par contre, il y avait davantage de confusion. Quant au Japon, je dirais qu’il se situe quelque part entre les deux.
Vous reviendrez tourner un film en France ?
Oui, j’aimerais beaucoup. C’était vraiment un plaisir de tourner en France. Avec l’équipe, on s’était d’ailleurs promis de refaire un film ensemble.
Dans Au bout du monde, vous utilisez beaucoup de registres inattendus : le romanesque, le rocambolesque, le récit d’aventures… Ce sont de registres que l’on n’associe pas souvent à votre cinéma, et pourtant cela m’a appelé votre moyen métrage Seventh Code, dans lequel jouait déjà Atsuko Maeda. De votre point de vue, est ce que ce sont deux films qui sont liés?
Oui ces deux films sont probablement liés, même si bien sûr il n’y a pas de liens directs. J’ai voulu qu’Atsuko Maeda joue le rôle principal d’Au bout du monde parce que nous avions déjà fait Seventh Code ensemble. J’ai écrit le film avec elle en tête, avec une vision très précise de ce qu’elle pourrait apporter. Seventh Code est un film qui m’a permis de me rendre compte qu’il était possible de tourner un film dans un pays dont on ne connait pas du tout la culture.
Je vois Atsuko Maeda comme une actrice, mais dans Seventh Code c’était en tant que chanteuse que je la filmais. C’était pour illustrer l’une de ses chansons que j’avais réalisé ce film presque promotionnel. Le contenu du film n’avait pas vraiment de rapport avec les paroles de la chanson, et à la fin du film, il a bien fallu que je la filme en train de la chanter. Quand elle a commencé à interpréter sa chanson, j’ai été bouleversé. Sa façon d’exprimer ses sentiments à travers le chant était vraiment impressionnante. C’est pour cela que j’ai tenu à ce qu’elle chante aussi dans Au bout du monde.
Qu’est-ce qui vous a décidé à choisir cette structure narrative particulière en épisodes, où une aventure succède à l’autre avec son propre registre ?
C’est un objectif que je m’étais fixé dès le début. Quand on est dans un film de genre, après une première scène où tout se passe normalement, il faut que la deuxième amène un élément perturbateur. Il y a des règles à suivre pour capter l’attention du spectateur. Ici nous ne sommes pas dans un film de genre. J’ai souhaité ne pas avoir une seule intrigue principale accompagnée de quelques petites intrigues secondaires. J’ai voulu tout traiter sur le même plan. Le résultat est une ligne narrative plate, comme une route droite, et c’était mon intention. Cela traduit mieux l’idée que cette expérience est un voyage vers l’inconnu pour Yoko.
Vous mélangez les registres parfois à l’intérieur d’une même scène, comme dans le moment à la fois drôle et inquiétant où Yoko fait du manège. Qu’avez-vous souhaité évoquer avec cette scène?
Ce que je recherchais, c’était de montrer à quel point Yoko est quelqu’un de très motivé dans son travail. Quand elle se trouve face à une tâche à accomplir, elle va le faire même si elle n’en a pas envie. C’est à la fois une force, puisqu’elle est professionnelle et responsable, et une faiblesse, car elle-même n’arrive plus à savoir ce dont elle a réellement envie. Atsuko Maeda est réellement montée trois fois dans ce manège. Avant le premier tour, elle ne s’est pas rendu compte à quel point cela allait être violent. Je la plains de s’être retrouvée dans cette situation, parce que moi, je ne serais jamais monté dedans (rires).
Mais comme c’était écrit dans le scénario, elle l’a bel et bien fait trois fois de suite. Elle est aussi responsable que son personnage, et j’ai été très ému de le réaliser. D’autre part, l’homme qui contrôle le manège joue son propre rôle dans le film. C’est un acteur amateur, mais il a tout de suite compris ce que l’on cherchait à obtenir avec cette scène. Quand il a su qu’on cherchait à rendre le manège un peu inquiétant, il a lui-même modifié les réglages pour que le manège fasse tout de suite des mouvements très brusques (rires).
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 4 septembre 2019. Un grand merci à Rachel Bouillon. Crédit portrait : Ottavia Bosello.
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