Primé au dernier Festival de Cannes, Little Joe est un film de SF qui a plus d’un tour dans son sac. Réalisé par la talentueuse Autrichienne Jessica Hausner, ce long métrage a pour héroïne une scientifique travaillant sur une fleur… qui rend heureux. Fable sur les manipulations génétiques, fantaisie surréelle, récit féministe, Little Joe brille par sa richesse et sa splendide mise en scène. A l’occasion de sa sortie française le 13 novembre, rencontre avec la réalisatrice.
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Je voulais commencer par parler du personnage principal, Alice, qui est passionnante car elle ne ressemble jamais à l’idée préconçue qu’on pourrait avoir d’une scientifique, d’une mère, ou même d’une jeune femme sérieuse.
Absolument. C’est bien simple : à chaque attente du spectateur, je veux répondre par un piège. Si mon producteur m’entendait, il m’engueulerait : il m’a interdit de laisser entendre que je voulais que les spectateurs se sentent perdus, mais je ne peux pas m’en empêcher, j’adore ça. C’est également ce qui me plait en tant que spectatrice. Je veux être surprise mais de façon intelligente, de façon à remettre en cause ma propre vision des choses. Je veux être poussée à me remettre en question moi-même, plutôt qu’à remettre en question ce que je regarde.
Ma volonté était que chaque personnage soit aussi ambigu que possible. C’était le meilleur moyen de s’assurer qu’on ne puisse pas les juger. Cela permettrait aussi de maintenir le doute sur le réel pouvoir de la plante. Par exemple, le personnage de Ben Whishaw est prévenant et carriériste à la fois, les deux coexistent. Quant au personnage d’Alice, je voulais qu’elle ait l’air vulnérable mais seulement en apparence. C’est le genre de personnage qui m’attire, et je crois que je suis également comme ça. Les gens qui ne me connaissent pas pensent que parce que je suis blonde, je suis forcément douce et gentille. C’est tout faux (rires).
Les personnages déjouent également les attentes par leur apparence. Leurs costumes, leurs coiffures, les couleurs qu’ils portent ont quelque chose d’enfantin.
Oui, ils ont l’air de sortir d’une bande dessinée. Quand j’invente une histoire et des personnages, c’est comme si je jouais aux échecs. Chaque personnage doit avoir un rôle bien précis dans le scénario, et chacun doit pouvoir être rapproché d’un archétype. Ici les personnages sont proches des archétypes des contes de fées : la vieille sorcière, le gaillard un peu benêt, le garçon faible et machiavélique. Alice est en quelque sorte la jeune fille vulnérable (silence)… Non, en fait elle n’est pas vulnérable. Son archétype à elle, c’est l’alchimiste. Et bien entendu, c’est bien plus intéressant d’engager des acteurs et actrices qui ne ressemblent pas du tout à ces archétypes.
Vous utilisez la direction artistique comme un outil narratif ?
Oui, sans aucun doute. Faire un film c’est un travail visuel. Les moments où je suis la plus heureuse, c’est quand je fais le storyboard. Le rythme, le cadre, les couleurs: tout se décide à cette étape-là. J’ai entendu un critique dire que le réalisme du film était gâché par le fait qu’il y ait un chien dans le laboratoire, mais clairement Little Joe n’a pas grand chose à voir avec le réalisme. Les couleurs vives sont là pour dire que le film n’est pas un thriller scientifique, ce n’est pas non plus un film psychologique ou un portrait de femme, c’est un hybride, un bâtard (rires). La musique joue le même rôle : elle fait semblant de ressembler à une musique habituelle de film à suspens, mais peu à peu elle prend trop de place, jusqu’à devenir ridiculement pompière.
Le rythme du film n’est pas vraiment celui d’un thriller non plus, c’est davantage celui d’un rêve. C’était un moyen de plus de perdre le spectateur ?
J’ai souvent tendance à faire des plans-séquences. J’aime bien ne pas faire un découpage conventionnel. En fait je suis toujours en train de me demander comment je pourrais rendre chaque scène plus tordue encore. Alors je m’amuse à choisir le moment où la musique débarque, le temps qu’elle prend. Ça passe par le cadrage aussi : choisir que montrer et que dissimuler, c’est la question qui est au cœur du film.
Vous utilisez à plusieurs reprises un improbable mouvement de caméra que j’aime beaucoup. Vous filmez de profil deux personnages qui dialoguent face à face, la caméra se rapprochent d’eux mais au lieu de s’arrêter elle zoome encore dans l’espace vide qui se trouve entre eux. Qu’est-ce ce que vous avez voulu évoquer ?
Moi aussi j’aime beaucoup ce mouvement. À chaque film j’essaie de trouver quelque chose de nouveau, même si c’est uniquement nouveau à mes yeux, selon mes connaissances limitées (rires). Cette idée de faux zoom vient du fait que j’essaie de créer une incertitude. Mes films sont comme des puzzles dont il manque une ou deux pièces. En tant que spectateur, on a inconsciemment pris l’habitude de remplir les trous. On part en conjectures, on imagine les infos manquantes et hop, on est prêt à passer à la scène suivante sans frustration. Mais moi je veux que les vides soient tellement importants que le public ne puisse plus les remplir.
Ce mouvement de caméra c’est pareil : on se dit « ah enfin on va avoir une révélation, ils vont nous dire quelque chose de fondamental » mais non, la caméra ne s’arrête pas, et elle dépasse les personnages. On se retrouve perdu. Les spectateurs vont peut-être se demander si je me moque d’eux mais cette légère irritation va pour moi dans le sens du film : la vérité est insaisissable. Je cherche une manière de faire du cinéma qui ressemble à un point d’interrogation géant.
Vos films parlent souvent de l’invisible (le sentiment de menace dans Hotel, le miracle dans Lourdes). Ce mouvement de caméra qui se concentre sur le vide pourrait presque résumer votre cinéma.
Oui, c’est comme si la caméra voulait aller filmer le hors-champs, ce qui se trouve en dehors du cadre. Le hors-cadre de nos vies, c’est ça qui m’intéresse. Or le hors-champs de la vie, c’est la mort. C’est quelque chose qui nous menace mais qu’on ne pourra jamais connaitre avant de mourir. C’est quand même ahurissant quand on y pense : on va tous crever (rires) ! Bon c’est peut-être un sujet un peu ambitieux pour une interview.
Pour revenir à l’aspect faussement enfantin et inoffensif du film : comment avez-vous choisi son titre ?
Au tout début, j’avais un peu peur que Little Joe mette trop les gens sur une fausse piste. Je ne voulais pas qu’ils s’attendent à un film pour enfant. Et puis je me suis dit que justement, cette ambiguïté correspondait parfaitement au film. Le titre vient du nom du personnage de Michael Landon dans la série Bonanza, mais il n’y a pas grand chose à analyser derrière ce choix. C’est juste une blague à vrai dire. Un peu comme le titre de mon premier film, Lovely Rita, venait juste d’une chanson des Beatles.
Parmi les nombreux registres du film, il y a en effet celui de la comédie.
(Elle coupe) Je suis soulagée que vous l’ayez remarquée.
Il y a avait déjà de l’humour dans vos films précédents. On dit souvent que l’humour est intraduisible. Le fait de tourner en anglais a-t-il rendu plus difficile de faire de la comédie ?
Ça fait une très grosse différence en effet. Le premier film que j’ai fait dans une autre langue, c’est Lourdes, que j’ai tourné en Français. Il y avait deux personnages de vieilles femmes qui passaient leur temps à se demander si le miracle a bel et bien eu lieu. Pour moi, ce sont des personnages typiquement autrichiens, on dirait deux vieilles viennoises. Dans mon souvenir, c’était très difficile de trouver les traductions françaises idéales pour les phrases que j’imaginais en allemand. On perdait trop d’ironie en route. Je me suis rendu compte à ce moment-là que l’humour ne pouvait pas passer d’une langue à l’autre sans perdre de sa force. Chaque langue recèle tellement de codes propres à chaque société. Dans la langue française, l’humour provient de personnes ou d’attitudes différentes que dans la langue allemande. L’humour anglais était plus proche de ce que j’avais en tête. C’est un humour très pince-sans-rire, comme en Autriche. C’est un humour qui s’attaque aux tabous. C’est que des blagues sur la mort en fait (rires).
Cela fait en effet maintenant plusieurs fois que vous tournez dans des langues étrangères. C’est une manière de perdre également vos repères ?
Ça me plait. Je saisis chaque occasion de laisser tomber l’allemand. Tourner dans une autre langue m’aide à prendre du recul sur chaque scène. Sur le tournage, c’est dur de garder un regard aiguisé sur des scènes quand on est obligé de les refaire en boucle. Il m’arrive de demander à faire une pause, et d’aller regarder en cachette le dvd d’un film qui n’a rien à voir pour me laver les yeux. Tourner dans une autre langue c’est le meilleur moyen d’avoir l’impression que ce n’est pas moi qui suis responsable du film.
Cette fois-ci, vous avez également puisé votre inspiration ailleurs, dans l’histoire de Frankenstein. Qu’est-ce qui vous a inspiré dans ce roman ?
Mon point de départ, c’était l’envie faire un film sur une femme scientifique. Ce qui m’a immédiatement amenée à Frankenstein, l’idée de la création d’un monstre. Pour moi le roman d’origine traduit pour les hommes une expérience intrinsèquement féminine : donner naissance à un corps étranger. Même chose pour Alien, qui est pour moi un documentaire sur la maternité. Donner naissance à un être vivant qui est sa propre personne, c’est terrifiant. Dans Little Joe, Alice crée un monstre : la plante, mais son fils est peut-être aussi un monstre. Il y a un tabou gigantesque autour de l’idée qu’une femme puisse préférer son travail à ses enfants. Personnellement, je n’y vois pas de problème. Après tout Alice vit ce qui pouvait lui arriver de mieux : elle s’éclate avec sa plante tandis que son fils se rapproche de son père.
On en vient à l’importante dimension féministe de Little Joe, qui s’exprime en partie par le gaslighting dont Alice et sa collègue sont victimes. Ça vous convient si on parle de gaslighting ?
Oui, j’ai d’ailleurs même regardé le film Gaslight (film de Thorold Dickinson de 1940 qui a inspiré l’expression, ndlr) en écrivant les premières versions du scénario, notamment en pensant au personnage de Bella, dont on dit qu’elle est folle. Quand une majorité de gens disent que vous êtes folle, c’est presque impossible de renverser la vapeur, et tout ce que vous dites ou faites est interprété en tant que folle. Mais je ne voulais pas faire de mes personnages féminins des victimes, les personnes folles ont énormément de pouvoir.
À Cannes , vous aviez eu cette formule « les gens qu’on considère comme psychologiquement stables, ce sont peut-être finalement les personnes les plus stupides ». C’est ce que vous vouliez dire avec ce film?
On ne peut pas dire qu’on manque de films sur des femmes folles. C’est presque un genre de cinéma à soi tout seul. Combien de films nous expliquent que ces pauvres femmes, poussées par la société qui les entoure, n’ont d’autre issue que la folie? Ce qui nous manque, c’est des films qui nous disent qu’au contraire, ce ne sont pas elles qui ont besoin d’être soignées, mais la société.
J’ai pensé aux gens qui souffrent de dépression, et qui en viennent à se dissocier de leur environnement, au point que plus rien n’a d’importance, y compris eux-mêmes. Ils ont alors le pouvoir de regarder le néant dans les yeux. On considère que cette étape est un symptôme irréfutable de dépression, mais on devrait tous souhaiter avoir ce pouvoir-là.
On obéit tous à des règles sociales. On essaie tous de se comporter de la meilleure manière possible, on porte tous volontairement un déguisement. Ce qui m’intéresse ce sont les moments où ce costume tombe, où l’on cesse d’être des acteurs. Pour mettre les gens à l’aise on leur dit souvent « soyez vous-même » mais quand on y réfléchit, quelle absurdité d’envisager de ne pas être soi-même.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 14 septembre 2019. Un grand merci à Estelle Lacaud. Crédit portrait : Fred Ambroisine.
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