Encore méconnue chez nous, la réalisatrice philippine Isabel Sandoval a pourtant déjà une histoire avec la France puisque son précédent long métrage, Apparition, avait reçu le prix du public au Festival Deauville Asia il y a quelques années. Son nouveau film, le beau Brooklyn Secret (Lingua franca en vo), raconte avec grâce le quotidien d’une trans philippine vivant dans l’illégalité à New York. Ce long métrage a fait sa première française au Festival Chéries-Chéris et sort le 1er juillet en France. Isabel Sandoval est notre invitée.
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Quel a été le point de départ de Brooklyn Secret ?
Après avoir tourné mon deuxième long métrage, Apparition, j’ai entamé ma transition. Et c’est ainsi que j’ai commencé à développer un récit dramatique sur une femme trans philippine à New York. En observant comme point de départ les changements psychologiques et émotionnels que je vivais, j’ai construit un récit fictif – Brooklyn Secret n’est pas autobiographique – qui est centré sur une femme trans immigrante dont les choix personnels sont impactés par la société américaine et le climat politique actuel. J’ai toujours pensé que la politique était un terrain fertile pour le drame.
Comment avez-vous travaillé sur le style visuel pour raconter cette histoire en particulier ?
Brooklyn Secret est un film philippin et, du cinéma philippin contemporain, on connait des réalisateurs comme Brillante Mendoza. En regardant le début de Brooklyn Secret, on s’attend peut-être à un style brut, une film néoréaliste. J’ai voulu tenter quelque chose de différent – une sensibilité au tiers-monde qui soit alternative si je puis dire. Je voulais faire un film qui touche à des questions sociales comme l’immigration et les questions de genre mais qui puisse être lyrique, séduisant et mélancolique, et c’est ce qui a dicté la sensibilité visuelle du film. Il y a une certaine délicatesse dans la composition, la richesse des couleurs et la langueur du rythme ; tout cela participe à faire un film politique et sensuel.
Brooklyn Secret ne porte pas seulement sur la question du genre et sur le fait que le personnage principal est trans. C’est un film sur le fait d’être marginalisé en général dans une société – quand on est pauvre, dans une situation illégale etc. Dans quelle mesure diriez-vous que cette approche transversale est une approche politique ?
De Señorita à Apparition en passant par Brooklyn Secret, j’ai toujours été attirée par les récits de femmes marginalisées d’une manière ou d’une autre (en raison de la classe ou du statut économique), et qui se retrouvent à faire des choix intensément personnels dans des milieux sociopolitiques tendus. Mes personnages font inévitablement partie du tissu social – ils ne vivent pas dans le vide – et c’est pourquoi mes films sont par essence politiques. Ces trois films explorent diverses permutations de la dynamique du pouvoir – entre une femme et la société en général, entre les femmes religieuses et la société laïque, entre une trans sans papiers et un homme qui est un citoyen américain. Cependant, j’aime à penser que mon approche n’est pas trop didactique et ne met pas trop les pieds dans le plat, et qu’elle peut susciter une analyse réfléchie.
Brooklyn Secret laisse effectivement de la place pour l’introspection. Comment avez-vous travaillé sur ce point précis en tant que réalisatrice, scénariste, monteuse et actrice ?
Je pense que le cinéma ou l’art en général devraient poser des questions complexes et profondes sur nous-mêmes et le monde dans lequel nous vivons. Au lieu d’offrir des réponses ou des solutions, ils doivent donner aux spectateurs un espace intellectuel et émotionnel pour méditer sur ces questions et, s’il sont prêts à cela, tenter de formuler des réponses par eux-mêmes. La subtilité et la retenue permettent un aperçu révélateur de mes personnages ou de leur vision du monde. Le public finit par les rencontrer car il effectue un travail émotionnel petit à petit. En ce sens, j’ai l’impression que l’art imite la vie parce que je suis moi-même une personne assez réservée et réfléchie. La sensibilité de mon cinéma incarne le genre de personne que je suis.
Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?
Mon évolution en tant que réalisatrice correspond à différentes phases liées à des réalisateurs qui m’ont influencée, dans des styles très différents. Sans ordre particulier, j’ai eu ma période Fassbinder, ma période Bergman, ma période Haneke, ma période Wong Kar Wai, ma période Cassavetes… Du point de vue du style, je suis plus attirée par une forme d’austérité et de minimalisme que par un côté plus lyrique et exubérant. J’ai trois longs métrages à mon actif et je me rends compte qu’on s’attend à ce que la sensibilité d’un artiste se soit cristallisée à ce moment-là. Et même si je vois certainement une ligne thématique englobant ces trois films, j’ai l’impression que mon style est encore en évolution.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
Je pense que Kantemir Balagov, avec son second film Une grande fille, est un nouveau talent extraordinaire. Sa sophistication formelle et sa complexité morale le placent à un tout autre niveau. C’est très excitant de voir que Brooklyn Secret et Une grande fille font partie de la même programmation New Auteurs du prochain AFI Fest à Los Angeles, ce mois de novembre.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 31 octobre 2019.
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