Encore méconnue chez nous, la Britannique Irene Lusztig signe l’un des temps forts du Festival Chéries-Chéris avec le passionnant documentaire Yours in Sisterhood. Son dispositif est limpide : des femmes, de nos jours, lisent des lettres écrites par d’autres femmes et envoyées dans les années 70 à la revue féministe Ms. Qu’auraient-elles à leur répondre aujourd’hui ? En quoi le féminisme du passé éclaire t-il celui du présent ? Quel chemin parcouru ? Nous avons rencontré la cinéaste qui a réalisé là l’un des films importants de l’année.
Quel a été le point de départ de Yours in Sisterhood ?
Le projet est né à l’été 2014, durant lequel j’ai pris le temps à lire des lettres non-publiées qui avaient été envoyées au magazine Ms. Ces lettres étaient archivées dans une bibliothèque. Néanmoins, d’une certaine manière, la genèse du projet remonte à plus loin – j’ai constitué ces dix dernières années une étude sur la grossesse et les histoires liées aux corps féminins ; par ailleurs la question du dialogue féministe m’intéresse particulièrement depuis quelque temps – comme parle t-on et comment s’écoute t-on, quels types d’espaces (publics ou privés, en personne ou sur le net) sont mis à disposition pour ces conversations. Ce sont ces questionnements qui m’ont, en premier lieu, menée vers ces archives. J’étais curieuse de passer du temps avec cette documentation riche et exhaustive de conversations féministes, et j’imaginais que ces lettres constitueraient un espace propice à l’exploration de grandes questions. Les lettres elles-mêmes sont extraordinaires – elles représentent une collection de voix, de contextes et d’expériences d’une diversité incroyable, et beaucoup d’entre elles sont très émouvantes. Mises ensemble, ces lettres créent une fenêtre idéale pour penser les mouvements de libération des femmes aux États-Unis dans les années 70.
Dans quelle mesure diriez-vous que parler du féminisme des années 70 est une bonne manière de parler du féminisme d’aujourd’hui ?
J’ai débuté mes recherches avec le désir de penser le féminisme des années 70 d’une manière historique. Mais, en passant du temps sur ces lettres, je me suis rapidement rendu compte que les problèmes évoqués dans ces lettres des 70s ont persisté – lettre après lettre étaient décrits des problèmes, des situations et des luttes qui n’ont pas disparu. Nous nous battons toujours autour des questions la procréation (aux États-Unis en particulier mais aussi dans d’autres endroits dans le monde), des discriminations, du sexisme, de la violence et du harcèlement, des questions raciales, de classe, de handicap, de genre, de sexualité. En réalité, l’idée d’inviter les gens à s’intéresser aujourd’hui à ces lettres datant des années 70 m’a semblé être une manière puissante de réfléchir au féminisme aujourd’hui.
Justement, qu’est-ce que le féminisme d’aujourd’hui aurait à apprendre au féminisme des années 70?
J’hésite à généraliser au sujet du féminisme aujourd’hui, car je pense que le féminisme peut avoir un sens différent selon les communautés, et j’espère qu’une partie du travail effectué par le film est de rendre plus complexe cette idée qu’il y aurait « un » féminisme. Une réponse très simplifiée à votre question serait de dire que beaucoup de jeunes féministes aujourd’hui sont plus ouverts et inclusifs. Il y a une expression du féminisme qui laisse davantage de place à l’intersectionnalité, avec une conscience plus aigüe de l’importance d’avoir des voix et perspectives diverses. On est un peu moins dans les discours essentialistes sur les corps féminins (et, même si beaucoup de situations évoquées dans les lettres ne se sont pas améliorées depuis, j’ai la conviction que des progrès sociaux ont été faits au sujet des questions d’acceptation et de visibilité LGBTQ).
Mais c’est une idée fausse que de dire qu’il s’agit, d’une certaine manière, d’idées nouvelles – beaucoup de ces conversations sur l’inclusion et la visibilité avaient lieu dans les années 70 également. Peut-être qu’elles sont davantage remarquées aujourd’hui. A vrai dire, c’était important pour moi d’utiliser ces archives pour nuancer le récit de ce dont les gens parlaient dans les années 70 – j’ai lu des lettres de femmes de couleur, de femmes trans, de femmes handicapées qui m’ont semblé parfaitement contemporaines, qu’il s’agisse de la langue ou des arguments employés. Je suis toujours suspicieuse lorsqu’on parle de progrès linéaire : les idées, les mouvements sociaux et les changements historiques sont bien plus complexes que cela.
Diriez-vous que Yours in Sisterhood est un film sur la prise de parole, sur le fait d’affirmer sa voix et de garder la conversation féministe vivante à travers les décennies ?
Le film est à propos de tout cela mais je pense aussi (et peut-être même plus) que c’est un projet sur l’écoute. Sur l’écoute de voix du passé, sur l’écoute de l’autre, sur l’écoute au-delà de la différence, de l’époque, du lieu. L’idée de l’écoute m’intéresse – c’est une chose qu’on a tendance à assimiler à une forme de passivité alors que l’écoute est parfaitement active, c’est un espace vital d’engagement.
Ce projet est né avant les dernières élections américaines. Dans quelle mesure le sens de Yours in Sisterhood a évolué avec l’élection de Trump ?
Lorsque je me suis lancée dans ce projet, je ne pensais pas qu’il serait vu par beaucoup de gens et je n’avais pas le sentiment qu’il y avait tant d’espace public ou d’intérêt général pour la conversation féministe. C’était une grande surprise de sentir ce changement alors que j’étais en train de filmer (et c’était encore plus surprenant d’entendre dire que ce projet était dans l’air du temps). Il est certain que le projet a évolué durant les trois années de tournage, tandis que se déroulait la campagne présidentielle. J’ai commencé le tournage à l’été 2015, j’ai beaucoup filmé durant les mois précédant l’élection lors de l’été et l’automne 2016 et j’ai achevé le tournage à l’automne 2017. Les conversations que j’ai eues avec les lectrices du Midwest un mois avant l’élection m’ont semblé très différentes de celles qui ont eu lieu une semaine après l’élection (lorsque j’ai quitté la Caroline du nord pour aller dans le sud), et un an plus tard en 2017 les conversations que j’ai filmées dans le Colorado et au sein des états de la Rust Belt m’ont paru encore différentes.
Le passage du temps durant le processus de production n’est pas explicite dans le film, mais je pense qu’on peut le ressentir : le film commence par la lettre d’une jeune fille de 13 ans qui parle de son désir de grandir pour devenir la première présidente des États-Unis (ça a été filmé l’été 2016, à un moment où avoir une femme présidente paraissait encore possible). Il y a certaines lettres que j’ai choisi de filmer en rapport direct avec ce qui pouvait se passer aux États-Unis pendant le tournage : la lettre sur le Ku Klux Klan, de Greensboro en Caroline du nord, a été filmée une semaine après l’élection (et des mois avant le rassemblement meurtrier de suprémacistes blancs à quelques heures de là à Charlottesville ; et c’est difficile de ne pas y penser en voyant cette partie du film). Je pense que le sens de ces documents historiques et de ces histoires change constamment selon ce qui se passe dans le présent, j’ai vraiment ressenti cela sur ce projet. De la même manière, j’ai ressenti une résonance entre #metoo et ces discussions sur les femmes ainsi que la manière dont cet ensemble de voix a saisi une énergie, un élan collectifs.
Yours in Sisterhood est aussi un film sur l’Amérique en ce sens que les lieux de tournage créent comme une carte des États-Unis et des voix dans le pays. Quelle importance ce point revêt-il à vos yeux ?
Beaucoup de ces lettres venaient de grandes villes telles que New York, Washington, Boston et Los Angeles – le genre d’endroits où l’on imagine bien que ces discussions féministes ont lieu. Mais il y en avait aussi beaucoup en provenance de très petites villes et d’endroits isolés – ce sont souvent ces lettres-là qui m’ont le plus interpellée. J’ai été très touchée par l’isolement, l’urgence et le désir d’une communauté féministe qu’on retrouvait dans les lettres venant de petites villes, et cela m’a fait penser à une autre façon de voir la relation entre l’espace et l’activisme féministe, dans les années 70 comme aujourd’hui. Depuis l’élection, on entend beaucoup de choses sur la façon dont nous sommes devenus mauvais pour communiquer à travers les différences géographiques, socio-économiques et autres. C’est pourquoi j’étais également intéressée, d’un point de vue personnel, par l’idée de rencontrer des gens dans des lieux où je ne connaissais personne et où je n’aurais pas de raison d’aller autrement.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les choix visuels que vous avez faits pour le tournage du film ?
La forme du film est assez simple, et j’aime l’idée que cette forme simple puisse créer un espace ouvert et accueillant dans lequel les sentiments et opinions s’accumulent et peu à peu se croisent. J’ai filmé chaque lectrice exactement de la même façon. Chaque lectrice est filmée à l’extérieur, dans un espace public et dans un lieu qu’elle a choisi. Pour chaque plan, j’ai filmé la lectrice « jouant » sa lettre en lisant un prompteur, et ensuite je les invitais à répondre à la lettre. J’adore le prompteur, je l’ai déjà utilisé sur quelques projets de courts – cela crée une lecture un peu bizarre et raide, mais cela permet aussi une situation où la personne qui lit est concentrée sur la lecture et a moins tendance à surjouer. Je voulais que les gens soient eux-mêmes et n’essaient pas d’être quelqu’un d’autre (et aussi qu’ils ne baissent pas les yeux vers un bout de papier, et que leur regard ne quitte pas la caméra). J’aime aussi que le prompteur soit associé aux discours politiques et aux journaux télévisés – j’aime l’idée de s’emparer de cette technologie, qui semble être un outil officiel, afin de permettre à des gens ordinaires de s’engager eux aussi dans un discours public.
’ai aussi essayé de filmer les paysages de tous les endroits que j’ai visités. Je voulais qu’on ressente l’espace et le paysage à travers chaque lecture – l’espace géographique et physique a son importance dans le projet. Le film est lent et c’est tout à fait intentionnel. C’était important à mes yeux de donner à chaque lectrice beaucoup de temps et d’espace, ce qui permet à chaque rendez-vous d’être une véritable rencontre. J’ai essayé de réaliser un film urgent mais qui ne soit pas un cinéma de crise. C’est à dire qui ne répond pas à une crise qui aurait eu lieu cinq minutes auparavant, mais qui réfléchit à 40 ans d’urgences cumulées (ou des centaines d’année de patriarcat). Ce genre d’urgence nécessite une certaine lenteur, à mon sens. J’ai aussi choisi délibérément de ne pas montrer d’image d’archive des années 70 et de ne pas montrer les lettres originales. J’ai fait beaucoup d’autres films où j’ai utilisé de nombreuses images d’archive, mais je souhaitais que celui-ci se déroule visuellement dans le présent. Le passé n’apparaît que lorsqu’il s’incarne dans le présent, lorsqu’il négocie et se dispute avec lui, ou lorsqu’on peut le ressentir dans le présent.
Quels sont vos cinéastes favoris ?
Je suis assez mauvaise pour faire ce genre de liste car je suis une cinéphile curieuse qui regarde beaucoup trop de films pour qu’ils puissent rentrer dans une liste. Parmi les réalisateurs et les films qui ont influence Yours in Sisterhood sont Chronique d’un été de Jean Rouch, The Woman’s Film du San Francisco Newsreel Collective, The Love Tapes qui est un projet vidéo de la plasticienne Wendy Clarke, O Amor natural de Hedy Honigman et La Commune de Peter Watkins. Mais si je devais établir une liste de mes réalisateurs favoris, Frederick Wiseman serait probablement proche du sommet.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf ou de découvrir un nouveau talent ?
INAATE/SE/ de Adam et Zack Khalil, que je viens de voir hier ! Pour être plus précise, c’est la première fois que je le vois sur le grand écran, en présence de Adam Khalil (qui est également un brillant orateur). Je pense qu’ils font tous les deux un cinéma inédit qui déborde d’énergie, qui apporte un nouveau souffle et qui est important. C’est du cinéma politique, mais qui a aussi quelque chose de dingue et d’exubérant dans sa mise en scène. J’ai également aimé deux films signés de jeunes cinéastes: Shakedown de Leilah Weinraub (mon préféré de la Berlinale) et The Prison in Twelve Landscapes de Brett Story.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 13 avril 2018.
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