Entretien avec Gints Zilbalodis

Zéro dialogue, zéro humain et juste un chat parcourant la nature : sous des apparences minimalistes, Flow est un film d’animation qui déploie une ambition poétique renversante. A la croisée de Miyazaki et des jeux vidéos d’exploration à la première personne, ce conte philosophique réussit à s’adresser aux publics de tout âge. Il confirme le talent de son auteur, le Letton Gints Zilbalodis, déjà remarqué avec son premier film d’animation Ailleurs. Nous l’avons à nouveau rencontré à l’occasion de la sortie de son dernier film ce mercredi 30 octobre.


Lorsque nous vous avions rencontré à l’époque de votre premier film, Ailleurs, vous nous disiez avoir commencé à travailler sur les visuels avant même d’avoir le scénario définitif…

Oui, Ailleurs était divisé en quatre chapitres et chacun possédait son propre style, légèrement différent des autres. Pour le premier chapitre j’avais écrit un scénario tout en commençant à travailler sur la musique et les visuels en parallèle. Pour les chapitres suivants, ce que j’ai écrit était moins détaillé. Je crois que le scénario du troisième chapitre ne faisait que quelques lignes et pour le dernier j’ai carrément improvisé. C’était quelque chose que je pouvais me permettre car j’étais seul et je n’avais pas toute une équipe à guider. J’aime bien cette manière de faire car la musique m’influence beaucoup pour l’écriture : elle m’aide à trouver le tempo idéal par exemple. Je pense souvent que la manière dont on raconte une histoire est plus importante que son contenu en lui-même.



Pour Flow vous avez travaillé avec toute une équipe. Avez-vous pu maintenir le même degré de liberté et de contrôle sur le processus créatif ?

Je crois sincèrement que oui. L’équipe était certes plus grande que sur Ailleurs, mais elle restait d’une taille très modeste comparée à certains films d’animation. Je voulais faire Ailleurs tout seul afin de pouvoir apprendre. C’était un peu mon école de cinéma. Désormais je suis capable de m’entourer de collaborateurs en parlant concrètement la même langue qu’eux, mais ça ne veut pas dire pour autant que j’ai changé ma façon de travailler. Dans l’animation il existe certains cinéastes qui débutent par un projet à petite échelle et qui dès leur film suivant se retrouvent propulsés à la tète d’une immense équipe. Ce serait un choc bien trop violent pour moi, je veux y aller progressivement.

Sur Flow j’ai continué à m’occuper du scénario, de l’animation et de la musique, même si j’ai été aidé par des équipes qui m’ont aidé à faire évoluer mes idées. J’estime qu’il est important qu’un réalisateur ait des notions de base sur les différents postes de son équipe, mais ce serait présomptueux de prétendre pouvoir tout maitriser soi-même. Par exemple, je n’ai aucune idée de comment écrire du code, c’était indispensable de m’associer à des gens qui ont des connaissances que je n’ai pas.



L’un des aspects les plus surprenants de Flow est que vous évitez délibérément tout anthropomorphisme, qui est souvent un élémént constitutif des films d’animations sur des animaux.

Dès le départ, notre but était que les animaux de Flow se comportent comme des animaux. Il y a déjà tellement de films où les personnages d’animaux voient leur personnalité et leur comportement calqués sur ceux des humains. Je savais donc qu’on n’aurait aucun dialogue, car les animaux ne parlent pas. Ca ne me faisait pas peur : je trouve que c’est très stimulant de travailler avec de telles contraintes, a fortiori dans le domaine de l’animation. C’est vrai qu’il y a quelques moments où j’ai pris quelques libertés et où, par certains détails, les animaux se comportent comme des humains. J’ai tout simplement réalisé que c’était inévitable afin de traduire en images et de faire comprendre comment ils prenaient des décisions. Après tout, c’est comme ça qu’on en apprend le plus sur un personnage : en observant ses décisions. Il n’y a rien de plus important dans la dramaturgie que les décisions.

Dans la scène à laquelle je fais référence, les animaux se mettent à manœuvrer une embarcation, c’était une manière de montrer qu’ils ne sont pas entièrement passifs face à ce qui leur arrive, ils participent activement au récit. Mais même pour cette scène, nous avons tenu à conserver non pas du réalisme mais un certain naturalisme. Nous avons regardé beaucoup de vidéos de chats essayant de faire tomber des objets ou d’en garder le contrôle. Il n’y a aucun besoin d’exagérer ou d’humaniser le comportement des animaux. Leur attitude, leurs émotions et parfois même leur humour sont bien plus fascinants quand on les laisse ancrés dans le réel. Notre travail à consisté à observer la nature d’abord, puis à l’interpréter.



Flow parvient à faire avec fluidité ce que peu de films d’animation atteignent : s’adresser autant au jeune public qu’à un public adulte et cinéphile. Comment êtes-vous parvenu à cet équilibre magique ?

Je crois que c’était très intuitif. On nous a beaucoup posé la fameuse question du « public cible » à l’époque où nous pitchions le film. Les personnes susceptibles de nous financer avaient besoin de points de repère comparatifs. Mais si on s’attache trop aux points de repère, on finit par refaire toujours le même film. C’était compliqué de trouver le financement pour ce projet qui n’est ni vraiment juste un film pour enfants, ni uniquement une méditation art et essai. C’était un défi mais je crois qu’on s’en est bien tiré. Ainsi, le film vient de sortir en Lettonie et les salles sont remplies d’enfants mais aussi d’adultes qui viennent voir le film seul. Des adultes sont venus me dire qu’ils ne regardaient jamais de film d’animation et qu’ils avaient fait une exception pour Flow. Le film n’épouse pas pleinement les codes habituels du cinéma d’animation et j’ai l’impression que certains spectateurs plus habitués à voir des films d’auteur se sont sentis appelés par cette aventure plutôt simple.



Certains éléments du film suscitent émerveillement et relaxation, mais d’autres détails génèrent parfois un vertige déstabilisant. Je pense à certaines scènes sous l’eau ou bien tout simplement à l’échelle immense de certains paysages. Pouvez-vous nous parler de ce sentiment inattendu de légère inquiétude qui pointe à plusieurs moments du film ?

Tout ce que l’on voit dans le film est perçu à travers le point de vue du chat qui est un personnage anxieux par définition. Le chat est un animal plein de curiosité, par ailleurs capable d’émerveillement, mais qui a tendance à avoir peur de l’eau ou peur des autres davantage que les humains, ces sentiments-là se retrouvent donc soulignés par le film. Cela d’autant plus que, afin d’épouser son regard, la caméra se trouve souvent au niveau du sol, et cela peut accentuer certaines proportions. Je tenais également à ce que la caméra soit toujours en mouvement. Cela veut dire que les paysages ne sont pas juste des toiles de fond immobiles : quand les personnages se déplacent, la perspective des paysages évolue, d’où ce sentiment de gigantisme.

Comme le film est dépourvu de dialogues, je voulais à tout prix que les décors ne soient pas juste là pour faire joli mais possèdent un rôle de véritable outil narratif. La manière dont les décors apparaissent à l’écran est là pour traduire la peur intérieure des personnages ou au contraire l’acceptation de ces peurs. De plus, je n’ai jamais envisagé de mettre des humains dans le film, mais je tenais à placer ici ou là quelques indices qui invitent le spectateur à se demander qu’est-ce qui a bien pu se passer avant que l’histoire ne débute, ou bien qu’est-ce qui va se passer après. Je trouve que cela place le spectateur dans une posture active plus intéressante et excitante que si on lui faisait simplement regarder une séquence d’ouverture qui expliquerait l’origine de ce monde-là. Ca m’aurait beaucoup ennuyé de débuter le film ainsi.



Comment avez vous choisi le désign idéal pour le chat protagoniste ?

J’ai commencé à réfléchir à cette histoire il y a des années, quand j’étais encore étudiant. J’ai réalisé à l’époque un film sur un chat qui avait peur de l’eau et je me suis alors directement inspiré de mon propre chat. C’est à nouveau le cas ici. Nous avons délibérément exagéré la rondeur des traits au moment du design final car je trouve que quand une animation est trop riche en détails, cela peut paradoxalement donner un résultat très froid, stérile, pas très expressif et qui empêche de s’attacher pleinement aux personnages. C’est pour ça que nous n’avons pas de fourrure réaliste dans le film et que nous avons opté pour quelque chose de plus stylisé. Cela nous a aussi permis de travailler beaucoup plus vite bien sûr. Animer de la fourrure détaillée c’est déjà compliqué mais alors de la fourrure mouillée, quel cauchemar.



Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce titre ?

Le titre m’est venu très tôt, contrairement à Ailleurs où c’était arrivé tout en dernier. J’aime les titres courts, mémorables, faciles à traduire, qui sonnent bien à l’oreille et qui ont l’air joli sur une affiche. Je dois avouer qu’une fois tous ces critères réunis, je n’ai pas eu besoin d’aller chercher des significations autres que la référence à l’inondation du film. Ce n’est pas tout à fait exact à vrai dire : je trouve que le titre colle bien au film car au début du récit, le chat évolue de son côté selon ses propres envies, il est en quelque sorte à contre-courant, il résiste. Puis, il apprend progressivement à se mêler aux autres, à ne plus être en opposition aux autres animaux et à la nature autour de lui.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 19 septembre 2024. Un grand merci à Robert Schlockoff.

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