Le cinéaste turc Ferit Karahan signe avec Anatolia un film qui raconte le cercle vicieux de l’oppression et la ronde sans fin de la violence masculine. Primée à la Berlinale, cette réussite sort dans les salles françaises le 8 juin. Nous avons rencontré Ferit Karahan.
Quel a été le point de départ de Anatolia ? Qu’est-ce qui vous a donne envie de raconter cette histoire en particulier ?
Ça va être un très longue réponse ! Au début du siècle dernier, il y a eu en Turquie un mouvement contre la population arménienne. Le gouvernement ottoman a alors créé une armée de résistance, appelée « L’armée du peuple turc » et c’est à partir de là que notre société est devenue très militaire. Lorsque la Seconde Guerre Mondiale a pris fin et que la guerre froide a commencé, les États-Unis ont encouragé des mouvements militaires dans certains pays, dont la Turquie. Tout cela fait qu’aujourd’hui encore, cette culture militaire est très présente, et on éduque les enfants dans ce sens : chaque garçon est un futur soldat. Pendant six ans, dans les années 90, j’ai été élève dans une école qui véhiculait ce type d’enseignement. A l’époque, l’armée turque était en conflit ouvert, il y avait la guérilla, il y avait des bombes partout. La démocratie ne flottait pas dans l’air.
En 2009, j’ai essayé de rédiger une première version du scénario sans y parvenir parce que j’éprouvais encore trop de haine et de ressentiment envers cette école. En 2012, j’ai essayé une nouvelle version avec Gülistan Acet qui est mon épouse et ma coscénariste, mais ce n’était pas encore ça, et même chose en 2014. En 2015, on entendait beaucoup parler d’Isis et de la situation des populations kurdes, l’atmosphère démocratique était en train de changer en Turquie, on sentait que beaucoup de gens n’arrivaient à survivre qu’en passant par le mensonge. On a donc passé une semaine à apporter des modifications au scénario avec cette idée en tête. Aujourd’hui on peut dire que le scénario a pris 7 ans et 7 jours pour être achevé (rires).
Le film se focalise d’abord sur les d’enfants, puis sur le groupe d’adultes. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir cette structure narrative ?
Je souhaitais que le film débute comme un drame, et se termine comme un film à suspens. La raison c’est que la culpabilité est en sentiment partagé par beaucoup de personnes en Turquie. Il y a beaucoup de coupables, partout. La seule motivation de ce système éducatif, c’est de fabriquer des soldats. L’unique alternative, c’est de de devenir prof pour à son pour former d’autres soldats. C’est ainsi que le cycle de la violence se perpétue.
Vous parlez de film à suspens, et vous filmez effectivement cette école comme le décor d’un film de prison.
Mais j’étais dans une telle école et je peux vous dire que c’était une prison, une prison militaire. Je n’ai fait que suivre la triste réalité.
Il n’y a presque pas de personnage féminin dans le film. Est-ce pour des questions de véracité ou bien pour souligner le thème de la violence masculine ?
Les deux. C’est une réalité de ce type d’école pour garçons : on n’y trouve quasiment pas de femmes. Mais il y aussi une autre raison. A mes yeux, les femmes sont supérieures aux hommes dans le sens où , consciemment ou inconsciemment, elles possèdent davantage d’empathie. D’une certaine manière, si un personnage féminin arrivait dans une scène, elle réglerait le problème et le film prendrait fin immédiatement (rires).
J’ai cru comprendre qu’au moment de l’écriture, vous lisiez beaucoup l’autrice allemande d’origine roumaine Herta Müller. Qu’est-ce qui vous inspire chez elle ?
La Turquie d’aujourd’hui, c’est la Roumanie de Ceauşescu : le comportement de la police, de l’école, c’est tellement similaire que c’en est choquant. Herta Müller sait particulièrement retranscrire cette atmosphère de crainte dans ses livres. Elle a une manière incroyable de dépeindre la société et de donner à ressentir cette recherche de liberté. Mon épouse et moi avons beaucoup relu son œuvre, cela a été un apport crucial pour ce film. J’ai d’ailleurs tenu à l’inclure au générique, en précisant que je lui devais beaucoup.
Que signifie titre original du film ?
Il signifie « school haircut ». En turc, cela fait référence à la punition qui consiste à tondre une partie des cheveux des garçons. Quand on utilise cette expression, cela évoque tout de suite un système pour punir et éliminer les faibles. En revanche, en anglais, ça n’évoque rien de tout. Nous avons choisi Brother’s Keeper pour ses nombreux niveaux de lecture possibles.
En parlant d’interprétation : lorsque les élèves regardent le dessin animé Casper à la télé, est-ce seulement un hasard ou bien est-ce une manière de sous-entendre qu’ils sont eux-mêmes des sortes de fantômes désormais coupés du monde?
Ce n’est pas du tout un hasard. Casper était bel bien présent dans le scénario. Il sert à évoquer ce dont vous parlez mais aussi une autre notion : Casper est capable de traverser les murs, donc d’une certaine manière il est à la fois le reflet et l’inverse des garçons du film.
A quoi ressemble un tournage sous la neige avec plus de 500 jeunes acteurs ?
J’ai beaucoup vieilli pendant ce tournage (rires). On m’avait dit que j’étais doué pour travailler avec des enfants, c’est peut-être vrai quand je dois en diriger un ou deux, mais passer directement à 500, c’était à s’arracher les cheveux. Ils font n’importe quoi, ils font un bruit pas possible, mais à l’arrivée cela en vaut la peine car ils donne beaucoup d’énergie en retour.
Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
Yilmaz Güney et Bahman Ghobadi. Yol et Un temps pour l’ivresse des chevaux faisaient d’ailleurs partie de des références pour Anatolia. De même que tous les films de Kiarostami, et Les 400 coups de Truffaut. Tarkovski fait aussi partie de mes cinéastes préférés.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?
Je dirais le film russe Les Poings desserrés de Kira Kovalenko. C’est aussi un film qui montre comment une faille dans le système éducatif peut détruire une famille et à travers elle une génération entière.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 6 octobre 2021. Un grand merci à Brigitta Portier.
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