Composé uniquement d’images captées lors de parties du jeu en ligne DayZ, Knit’s Island se situe à la croisée inattendue du documentaire et du jeu vidéo. Ce passionnant ovni sort le 17 avril dans les salles françaises. Les cinéastes Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’Helgouac’h sont nos invités.
Avant de plonger concrètement dans Knit’s Island, je souhaiterais débuter cet entretien par un autre point de départ : quel est votre film de cinéma préféré qui ait trait au domaine des jeux vidéo?
Quentin L’helgoualc’h et Guilhem Causse : (sans hésiter une seconde) eXistenZ.
Ekiem Barbier : Ah ouais ?
Guilhem Causse : Pour moi c’est le seul à parler de jeu vidéo de manière intéressante. La plupart des autres films se contentent de copier ou plaquer les jeux sans réflexion.
Ekiem Barbier : Mais pour moi eXistenZ dépasse le cadre du jeu vidéo dans le sens où il s’agit davantage de l’histoire d’un jeu de rôles grandeur nature. Par ailleurs le support du jeu vidéo, cela reste aujourd’hui encore l’écran, or il n’y a pas d’écran dans eXistenZ, ce sont plutôt des extensions du corps si je me rappelle bien. On est dans une anticipation d’un avenir possible du jeu vidéo plutôt que dans une inspiration directe. Mais j’aime beaucoup le film.
Guilhem Causse : D’une manière pas très éloignée, on pourrait également citer Battle Royale. La référence n’est pas directe dans le sens où la encore il s’agit d’un jeu et non exactement d’un jeu vidéo, mais on y retrouve la ludocratisation des existences humaines.
Ekiem Barbier : Je dirais The Cat, the Reverend and the Slave d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita mais là, ça dépend peut être de ce que l’on définit exactement comme étant du cinéma, parce qu’on est dans quelque chose de beaucoup plus indépendant que chez Cronenberg. C’est un film qu’on a découvert ensemble en préparant notre premier court métrage et qui nous a beaucoup plu car le film inclut des images de jeu vidéo, et les personnages y existent à la fois dans le monde réel et le monde virtuel.
Knit’s Island se déroule intégralement dans l’univers du jeu post apocalyptique DayZ. Quels critères ont présidé au choix de ce jeu en particulier?
Guilhem Causse : On avait des exigences très précises et seulement 4 ou 5 jeux réunissaient tous ces critères. Il fallait qu’on puisse se parler dans le jeu, d’avatar à avatar. Il fallait du mouvement labial afin qu’on puisse identifier quel personnage parle et quand. On cherchait également du photorealisme et de l’immersif.
Ekiem Barbier : On avait tourné un court métrage dans GTA 5, un jeu très urbain basé sur un monde ultra capitaliste, où le mode de jeu est relativement solitaire. Cette fois-ci on cherchait un jeu où des gens pouvaient avoir joué en groupe depuis longtemps avec beaucoup d’investissement. Les gens que l’on entend dans le film avait déjà entre 3000 et 15000 heures de jeu derrière eux. Et puis en ce qui concerne GTA 5, il était impossible d’obtenir du développeur Rockstar les droits de produire tout long métrage s’y déroulant intégralement. C’est aussi pour cela qu’on s’est tourné vers ce studio tchèque un peu moins massif et un peu plus indépendant.
Guilhem Causse : On cherchait aussi du roleplay, on cherchait des joueurs qui ne cherchaient pas juste à s’entretuer mais avec qui il était possible de bâtir des discussions, qui avaient ce qu’on pourrait appeler une éthique du jeu.
Ekiem Barbier : Quitte à changer d’environnement, d’ambiance et même de sujet, on a choisi un jeu qui est plus une simulation de survie qu’un jeu à proprement parler, dans un monde post-apocalyptique et même post-soviétique. On est passé du Hollywood flashy de GTA 5 à un univers rural qui racontait complément autre chose. Cela soulevait des nouvelles questions qui nous parlaient aussi. Le fantasme apocalyptique était quelque chose de très présent à ce moment-là.
Une large partie du film dépendant, par définition, de ce qui allait se dérouler autour de vous dans le jeu, comment s’est concrètement déroulé la phase d’écriture ? Aviez vous préétabli une liste de thèmes ou de situations que vous souhaitez aborder ?
Quentin L’helgoualc’h : Étant donné que l’on a créé le film à trois, il y a forcément eu une importante phase préalable de dialogue entre nous. Afin de mieux comprendre les joueurs, on s’est nous-mêmes mis en immersion dans le jeu, et de cette immersion sont nés des questionnements. A partir de là, on s’est dit que le meilleur moyen d’apporter des réponses aux questions que cela soulèverait en nous, c’était de retourner dans le jeu pour les poser directement aux joueurs.
Guilhem Causse : Cette phase de discussion a duré cinq ans. Les questions venaient autant de notre expérience du jeu que de nos réflexions personnelles sur le virtuel.
Ekiem Barbier : Certains autres jeux ou serveurs auraient pu nous permettre d’avoir une caméra plus libre, plus anonyme voire carrément invisible. Or on tenait à conserver un côté organique et rester à la hauteur des jouets en expérimentant le jeu nous-mêmes. On a fait le choix de reproduire un plateau de tournage dans le jeu, ce qui posait une nouvelle série de questions. On finit alors par s’interroger sur la réalité de ce que l’on est en train de vivre.
Quentin L’helgoualc’h : Puis chaque joueur que l’on rencontrait générait ses propres questions en nous. A chaque rencontre on pouvait se demander « mais est-ce que cette personne va bien dans sa vie ? ». L’écriture se développait aussi en fonction de ce que l’on ressentait d’eux.
Ekiem Barbier : On allait aussi beaucoup vers ce qui nous faisait rire. Il y’a beaucoup de comique de situation dans le film, ne serait-ce que par le handicap des avatars qui ne sont pas très voluptueux et mobiles, qui sont comme coincés. On n’est pas très loin d’un comique proche du cinéma muet avec ces corps qui ne bougent pas très bien. On voulait faire rejaillir la poésie de ce monde-là.
Guilhem Causse : L’écriture s’est donc faite en deux parties. Une grosse période de repérage dans le jeu puis une période d’écriture basée sur les rencontres que l’on avait faites, en choisissant ce qui nous semblait apporter des pierres à l’arc que l’on voulait poser sur le film.
Ekiem Barbier : Par la suite, on a également beaucoup écrit au montage, il y a eu beaucoup de choix à faire sur les personnages que l’on souhaitait mettre en avant ou faire disparaître.
Dans l’une de scènes du début, vous tombez notamment sur un groupe de personnes qui semblent n’utiliser le jeu que pour des pulsions sadiques, même s’il ne s’agit pas d’un jeu de combat à proprement parler. Vous êtes-vous posé la question de la place à laisser à cette violence-la ?
Guilhem Causse : Cela aurait été malhonnête de l’ignorer. C’était même très important pour moi de l’intégrer dans la dramaturgie du film, on ne se serait pas senti dans une complétude sans cela.
Ekiem Barbier : C’est quelque chose qui nous a surpris. Quand on est arrivé dans le jeu, qu’on a fait face à cette violence, ça nous a semblé intéressant de l’intégrer également dans le film afin que le reste puisse prendre de l’ampleur. Par la suite on a rencontré des gens plus posés avec qui il était possible de d’avoir de vrais discussions, et si on voulait mettre ça en avant il fallait inclure la surprise initiale de cette violence. Nicolas, notre monteur, a déjà travaillé sur de nombreux documentaires mais connaissait peu le monde du jeu vidéo, il n’a pas été insensible à la découverte de cette violence, quitte même à s’en amuser. Son regard nous a a convainc qu’il fallait faire mention de cet aspect-là. D’ailleurs moi aussi ça m’amuse que certaines personnes viennent jouer à du sadisme tout en disant qu’ils refusent de manger des légumes au point de vouloir tuer des fermiers. Et puis endosser des personnages violent, c’est parfois aussi la première étape de la fiction pour certains joueurs.
Une partie de la création du film s’est faite pendant le confinement. Avez-vous ressenti comme une mise en abime dans cette histoire d’évasion dans un monde numérique ?
Quentin L’helgoualc’h : On avait déjà élaboré tout notre processus de rencontre quand le confinement est arrivé. Cela a néanmoins fait partie de notre expérience de tournage mais je crois qu’on a vite voulu se débarrasser de ce questionnement. On ne voulait pas que le film se retrouve trop relié à un contexte ou une époque en particulier.
Guilhem Causse : On ne voulait pas être démodés.
Ekiem Barbier : Il y avait une série d’expérimentations et de concepts qu’on voulait mettre en place avec les joueurs. On voulait que dans le jeu, ils aillent mettent leur avatar devant une fenêtre et qu’en même temps chez eux ils se placent eux-mêmes devant une fenêtre et se mettent à nous décrire la vue qu’ils avaient. Après le début du Covid, on se demandait si l’écho ne devenait pas trop évident avec nos vies en confinement. Mais cela montre aussi que d’emblée notre film parlait déjà de ces sujets-là. Quand le Covid est arrivé, bien sûr on était sous le choc comme tout le monde, mais j’ai eu ce sentiment bizarre que le monde accompagnait le travail que l’on était en train de faire.
Dans un même ordre d’idée, la guerre en Ukraine a éclaté alors que nous étions en toute fin de tournage, et voir d’un seul coup nos personnages habillés comme des mercenaires évoluer dans un monde détruit où tout est écrit en alphabet cyrillique, ça faisait bizarre. On a eu peur que le film se retrouve de nouveau relié malgré lui à quelque chose qui le dépasse, mais cela révèle surtout à quel point les thèmes abordés par Knit’s Island parlent de notre monde d’aujourd’hui.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut à La Roche-sur-Yon le 20 octobre 2023. Un grand merci à Audrey Grimaud.
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