Festival de Mannheim-Heidelberg | Entretien avec Dina Amer

C’était sans aucune doute le coup de tonnerre de cette Mostra de Venise. Tu me ressembles, de la réalisatrice égyptienne Dina Amer, a fait sa première mondiale dans la section Giornate Degli Autori. Ce film raconte l’histoire d’une jeune musulmane qui cherche son identité dans une France qui ne lui fait pas de cadeau. Complexe, courageux et puissant, Tu me ressembles, qui ouvre le Festival de Mannheim-Heidelberg, offre un point de vue unique sur un sujet brûlant. Sa réalisatrice est notre invitée de ce Lundi Découverte.


Tu me ressembles est né à l’époque où vous travailliez comme journaliste à Paris, pouvez-vous nous en dire plus ?

Je travaillais pour Vice et j’étais à Saint-Denis à l’époque. Suite à un certain fait divers, les médias de France et du monde entier se sont mis à parler d’une certaine femme, en la qualifiant de première femme terroriste. Il s’est rapidement avéré qu’il ne s’agissait que d’une fake news et que cette femme n’avait pas commis l’attentat-suicide dont on l’accusait, mais le mal était fait. La manière dont les médias ont parlé d’elle était différente de n’importe quel homme terroriste. Peut-être justement parce que c’était une femme. Je me suis sentie coupable d’avoir participé à la propagation de ce mensonge. J’ai donc décidé de mener ma propre enquête.

Il m’a fallu six ans pour réaliser le film, et 360 heures d’entretiens. Mon film ne cherche en absolument aucun cas à justifier le terrorisme. Je n’ai pas non plus la prétention d’apporter une solution, je cherche juste à entamer une discussion. J’ai voulu savoir d’où venait cette femme et au fil du temps j’ai rencontré ses proches, sa famille. Sa mère m’a montré une photo de cette femme quand elle était petite, et on aurait dit moi au même âge. Comment une petite fille si innocente avait pu grandir et se retrouvée impliquée dans un attentat ? D’autant plus que mes recherches m’ont rapidement montré qu’elle ne correspondait pas du tout au profil-type des filles qui se radicalisent. Dans le quartier où elle habitait, c’était une fêtarde, une cowgirl, elle prenait de la drogue…

J’ai découvert que cette femme était comme les autres humains, qu’elle ressentait les mêmes besoins universels que tout le monde : le besoin d’un toit, d’une communauté, d’estime de soi. Quand on vit avec l’impression de ne pas savoir qui on est censé être, c’est comme si notre identité était fragmentée. Or c’est ce genre de personnalité fragmentée que les terroristes visent particulièrement à recruter. Ils leur disent « nous on t’accepte tel que tu es, tu n’as pas besoin d’être différent ». En cela, ils répondent à un besoin profond. C’est ce besoin que ressentait cette femme. Un besoin si fort qu’il était du domaine de la santé mentale.

Aborder la question du terrorisme sous l’angle de la santé mentale, c’est quelque chose qui est rarement abordé…

Je vis dans un pays où les fusillades de masse sont fréquentes. Elles peuvent même avoir lieu dans des écoles primaires et pourtant l’État privilégie sans cesse l’économie générée par la vente d’armes. Les médias parlent alors parfois de santé mentale, mais uniquement quand le coupable est blanc. La santé mentale est alors un privilège blanc. Dans le cas des personnes racisées, c’est même l’inverse : la communauté entière doit porter le fardeau de tels actes, tandis que les médias diabolisent toute une religion ou toute une race. Il faut qu’on puisse parler des conditions systémiques qui poussent certaines parties de la population à endosser plus souvent que d’autres le rôle de coupable. Dans le cas des États-Unis comme ailleurs, on pourrait commencer par parler de colonialisme, d’esclavage, de la manière dont les Noirs n’étaient pas considérés comme des êtres humains pendant longtemps.

J’aime le film Taxi Driver parce qu’il met en lumière une trajectoire récurrente bien précise : selon les circonstances, le personnage de Robert De Niro, qui est blessé et traumatisé, peut tout autant devenir un héros qui sauve une gamine de la prostitution que le pire des terroristes. Tout ça c’est une question de santé mentale, et on ne peut pas se permettre de faire l’impasse sur une telle discussion, car les gens en meurent. Il faut arrêter d’utiliser le soi-disant concept d’islamo-terrorisme comme croque-mitaine. Il faut que l’on parvienne à transcender nos croyances immuables en qui nous sommes et qui sont les méchants.

L’histoire que vous racontez pourrait avoir lieu partout, mais elle se déroule aujourd’hui, en France…

Même si l’histoire de ce personnage est unique, ce genre de situation n’arrive bien sûr pas qu’en France. Et cela n’arrive pas non plus uniquement au nom de l’Islam, ou au soi-disant nom de l’Islam, devrais-je plutôt dire. Partout dans le monde, les gens qui rejoignent les rangs de l’extrême-droite obéissent aux mêmes raisonnements, au même besoin d’appartenir à une communauté. Vous savez, les vidéos de recrutements d’Isis reprennent presque mot pour mot les mêmes idées et phrases que les vidéos de recrutement de l’armée américaine : l’idée de faire partie de quelque chose de noble et collectif, de pouvoir s’accomplir en étant qui l’on est déjà, etc.

En France vous avez une formule que j’aime bien : le vivre-ensemble. L’idée que dans l’espace public, on est tous des êtres humains à égalité. Or la contrepartie c’est que vous ne devez jamais faire sortir votre origine ou votre religion de la sphère privée. Mais on ne peut pourtant pas prétendre être tous blancs. Pourquoi certains Français auraient le droit de célébrer leurs origines et pas d’autres ? J’ai beaucoup d’amis français racisés, musulmans, qui me disent qu’ils se sentent encore humiliés par cette notion. Même ceux qui ne croient pas du tout à l’Islam.

Mais ce film n’a pas pour but de faire passer la France au microscope. Je suis égyptienne, mes ancêtres étaient marocains. Ce que je peux dire sur la France, c’est ce que je suis capable d’observer, alors même que je vis à New York. Je n’attaque pas la France. Le problème ce n’est pas la France, c’est le système tout entier. Ils faut arrêter de donner de la légitimité aux terroristes en leur montrant qu’ils deviendront célèbres s’il appuient sur la gâchette. C’est pour cela que le film ne glorifie jamais la décision du personnage. Nous sommes tous coupables d’une certaine manière, car des personnes comme elle, il y en a plein autour de nous.

Le film vient de faire sa première mondiale à la Mostra de Venise. Avez-vous eu l’occasion de justement recevoir des retours des médias ou du public français ?

Les médias, pas encore mais j’ai fait le film avec une équipe française, et plusieurs personnes françaises ont vu le film, ou savent de quoi il parle. On m’a beaucoup dit « ce film est pour nous, nous le comprenons », et ça me fait très chaud au cœur. J’ai hâte que le film soit vu en France. Si Marine le Pen voyait mon film et qu’elle le détestait, je lui dirais « Mais vous savez bien qu’on partage tous le même problème : il faut en parler, il faut oser aller à la racine du problème ».

A Cannes, on est capable de donner un prix et faire une standing ovation pour Nitram, un film sur une tuerie perpétrée par un homme blanc, alors pourquoi pas un film sur une arabe qui n’a tué personne ? C’est pourtant plus urgent. J’applaudis Justin Kurzel, Taika Waititi qui fait une comédie sur Hitler, les films comme Taxi Driver ou Joker, qui ont le courage de nous dire en face « Les personnes et les comportements que vous glorifiez sont au contraire un grave problème pour la société ».

Entretien réalisé le 10 septembre 2021. Merci à Christelle Randall.

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