Cinq ans après son superbe Ours d’or Black Coal, le cinéaste chinois Diao Yinan revient avec Le Lac aux oies sauvages. Ce film noir à l’atmosphère irréelle et vertigineuse offre les images les plus chatoyantes vues cette année sur grand écran. Le Lac aux oies sauvages sort ce mercredi 25 décembre ; nous avons rencontre son réalisateur…
Vos précédents films se déroulaient tous dans le nord de la Chine. Qu’est ce qui vous a poussé à tourner Le Lac aux oies sauvages dans le sud ?
Je voulais changer d’air, tout simplement. Concrètement, je voulais aussi avant tout parler des baigneuses. Or il s’agit d’un métier qui n’est pratiqué que dans le sud du pays. Mais ce n’est pas la seule raison. Je voulais quelque chose de différent en terme d’atmosphère mais aussi d’image. Au final, les images de ce film ont peut-être effectivement l’air plus orientales, c’est à dire qu’elle correspondent davantage à l’image qu’on se fait de l’extrême-orient, avec une touche tropicale. Le sud c’est aussi un environnement avec plus de mystère. La chaleur moite qui pèse sur les épaules quand on est là-bas traduit très concrètement la notion de fatalité qui m’est chère.
Avant de réaliser vos propres films, vous écriviez des scénarios pour d’autres cinéastes. Votre manière d’écrire est-elle différente maintenant ?
Oui. A l’époque je devais régulièrement participer à des réunions, je devais sans cesse demander aux cinéastes leur avis sur chaque détail, j’ai même dû parfois travailler avec des coscénaristes ce qui rendait tout plus compliqué. Désormais j’ai une plus grande liberté, et heureusement.
Vous utilisez le genre très codé du film noir, mais vous le passez à travers un filtre puissamment onirique. Vous sentez-vous davantage libre de vous exprimer dans le cadre du film de genre ?
En effet, c’est vraiment dans des périodes troubles comme la nôtre que le film de genre est né et s’est épanoui. Des périodes où la criminalité était elle-même en hausse. A travers ce type de film, en décrivant ces délits et ces crimes, j’exprime mon attention à ce qui se déroule dans la société qui m’entoure. Quelque part, cela veut dire que je suis attaché à cette société et à ce qui s’y passe.
Vous ne faites pourtant pas que décrire des événements de façon linéaire. Avez vous accentué au montage la structure très particulière du récit, fait de flashbacks et de fantasmes ?
Non, elle était déjà suffisamment alambiquée dès l’écriture du scénario. Casser la chronologie du film c’est une forme d’expression fidèle au modernisme J’étais plus proche du formalisme que du classicisme. J’ai voulu me détacher de cette forme narrative typique des productions hollywoodienne, particulièrement lisses. je voulais obliger le spectateur à ne pas rester passif, à utiliser son instinct et sa réflexion pour pouvoir apprécier le récit. Un peu comme le détective du film, qui essaie tant bien que mal de résoudre l’enquête. Le cinéma est là pour faire réfléchir les gens, pas simplement pour les bercer avec des histoires.
Quant aux flashbacks, ils sont très très fréquemment utilisés dans le film noir, je n’ai rien inventé. On en trouve pas mal dans Les Tueurs de Siodmak, dans les films de Melville, ou encore dans le cinéma japonais, comme dans Hara-kiri de Kobayashi. Le cinéma m’a beaucoup inspiré, mais la littérature encore davantage pour obtenir cette structure non-narrative. Je me suis inspiré des Contes de Canterbury et des Mille et une nuits. On s’y raconte des histoires à la chaîne dans la nuit, mais ce sont des histoires qui s’imbriquent entre elles, qui se font écho et se répondent.
Pouvez-vous nous parler de l’utilisation très particulière que vous faites de la lumière, et qui fait que vos personnages ont tantôt l’air d’être sur une scène de théâtre, ou pris dans les phares d’une voiture ?
Comme la plupart des scènes se déroulent de nuit, la lumière joue effectivement un rôle crucial. On a fait en sorte que celle-ci soit suffisamment présente et visible afin que l’on puisse voir et déchiffrer les expressions des acteurs, celles de leur corps et de leur visage. Mais d’un autre côté, on tenait particulièrement à ce que le résultat soit stylisé, on ne voulait pas se contenter de mettre un gros spot dans la figure des acteurs.
C’est pour cela qu’on a privilégié les néons plutôt que les éclairages crus. Cela crée un aspect très onirique. Souvent le protagoniste se tient seul, au milieu du noir, sous une unique source lumineuse, et c’est effectivement comme s’il était sur scène. Mais autour de lui il y a cette sensation de vide qui est propre au rêve. Dans ce sens, les acteurs peuvent se permettre d’avoir un jeu neutre. Ils deviennent alors comme des animaux nocturnes que l’on peut observer à leur insu quand ils passent sans le savoir dans notre faisceau lumineux. On peut les surprendre dans leur état naturel, dans cette jungle mystérieuse qui les entoure.
L’utilisation que vous faites des couleurs artificielles et très vives, notamment le rose, a-t-elle le même but ?
C’est effectivement une manière de rendre les scènes encore plus oniriques, de s’éloigner de la réalité, de sortir du flux du récit pour mieux réfléchir à la forme. Mais je me suis néanmoins basé sur une réalité existante. C’était important de garder un point d’ancrage dans le réel. L’atmosphère du film a beau être presque irréelle, si vous vous rendez sur les lieux où j’ai tourné, vous vous rendrez compte que tout cela est déjà comme ça sur place. Je n’ai fait que pointer ma caméra, choisir un cadrage et cela accentue encore cet aspect surréaliste.
Les personnages semblent tous perdus dans des décors qui ne sont pas fait pour eux. Comment avez-vous sélectionné et retravaillé les différents lieux de tournage pour créer cette atmosphère ?
Je me suis tout d’abord dit que dans la vraie vie, un fugitif se rendrait effectivement dans ce genre d’endroits. Une petite gare perdue au milieu de nulle part, des quartiers délabrés dans l’ombre de villes ultramodernes, un quartier qui est comme un désordre extrêmement complexe d’échoppes et de ruelles. La nuit, on ne voit pas à dix mètres devant nous. Cela génère un sentiment d’angoisse et de désespoir, c’est comme si nous étions aveugles. Les décors que l’on croise alors ont un effet sur nous, ils nous angoissent. C’est ce sentiment là que j’ai voulu retranscrire à l’image.
L’atmosphère irréelle des décors, du traitement visuel et de la structure narrative donne l’impression que la ville n’est qu’un terrain de jeu un peu absurde, où tout serait « pour de faux ».
Oui un jeu géant, mais pas comme un jeu vidéo classique, avec un progression linéaire de niveau en niveau jusqu’au boss final. J’ai souhaité que ce film soit un peu comme un installation cinématographique géante, un ensemble très ouvert avec plusieurs mondes qui se chevauchent et s’imbriquent, un univers comme un rêve, où l’on pourrait passer d’un monde à l’autre comme on le désire.
Quand vous déclarez « Je ne suis pas satisfait de copier la réalité, je veux la révéler », qu’est ce que vous voulez dire exactement ?
Pour moi une œuvre qui se contente d’être réaliste au sens classique où on l’entend, ce n’est pas une œuvre réussie. Voici ce que « révéler la réalité » veut dire pour moi: une fois confronté à la réalité, il faut utiliser son imagination pour se l’approprier, pour la faire sienne. C’est comme ça que l’on peut en avoir une connaissance qui soit meilleure, plus vraie, plus pure. Il y a la réalité, et il y a plusieurs moyens d’entendre cette réalité. Prenez par exemple Les Glaneuses de Millet, et comparez-le à un portrait de femme par Picasso. Les deux représentent des femmes, mais lequel est le plus réaliste? Pour moi, par bien des aspects, c’est le Picasso.
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 29 novembre 2019. Un grand merci à Laurence Granec et Vanessa Frochën. Source portrait.
| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |