Festival de Toronto | Entretien avec Daria Kashcheeva

C’était l’un des sommets de la dernière édition du Festival de Cannes. Révélée avec son court multi-primé Daughter, la Tchèque Daria Kashcheeva vient de remporter le prix du meilleur court métrage au Festival de Toronto avec son nouveau film, Electra. Ce tourbillon étourdissant dont l’intensité ne faiblit jamais est une plongée dans les traumas enfouis d’une jeune fille. Le mélange de poupées animées et d’êtres humains en stop motion crée une vibration fascinante dans ce court qui raconte à la fois l’apprentissage de la féminité et les différentes expériences de violences traversées. Nous avons rencontré Daria Kashcheeva qui nous parle de cette merveille.


Comment vous est venue l’idée de mélanger animation et prises de vue réelles dans Electra ? Et pouvez-vous nous en dire plus sur votre choix de traiter les prises de vue réelles en stop motion ?

En tant que spectatrice, j’ai toujours admiré les films d’animation dans lesquels la technique de pixilation était utilisée. Je sentais que j’étais davantage connectée aux personnages et à l’histoire, ou qu’il était ainsi plus facile pour moi de m’identifier à un personnage humain. Et c’est toujours très attrayant de voir le monde ou l’environnement que vous connaissez, qui appartient à votre vie quotidienne, mais qui soudainement serait différent ou se transformerait d’une manière ou d’une autre, comme avec des objets que vous connaissez et qui deviennent vivants… C’était donc toujours très attirant pour moi, c’était pour une source d’émerveillement pour mon imaginaire et je sentais qu’il y avait un grand potentiel dans cette technique. En même temps, c’était l’une des disciplines de mon école. En 4ème année à la FAMU, nous avons un exercice intitulé Animation et Acteur. Et comme en 5ème année nous allions devoir travailler sur un film de fins d’études, je me sentais un peu frustrée de travailler sur deux exercices différents pendant deux ans, c’était trop pour moi d’autant plus que je suis très perfectionniste, alors j’ai décidé de relier ces deux exercices ensemble.

Donc, pendant ma 4ème année, j’ai fait des tests d’animation avec des acteurs, en pensant à mon film de fins d’études Electra que j’avais déjà commencé à développer. Nous avons monté un teaser-test, qui est devenu mon exercice Animation et Acteur. Et au cours de la dernière année, j’ai continué à travailler cette technique sur mon film de maîtrise. L’autre raison qui a justifié le choix de travailler avec des acteurs était l’un des sujets principaux du film – la perception du corps, donc l’idée de travailler avec un corps humain était évidente. La décision d’utiliser du live action m’est venue lors du développement de l’histoire et de la dramaturgie du film. En fait, tout le film explore le monde fantastique d’Electra, ses rêves, ses fantasmes, quelque chose d’irréel, de surréaliste. Et pendant tout le film, elle est sous la tension de ses sentiments refoulés et de ses souvenirs d’enfance, ce qui a quelque chose de dérangeant.

La technique de pixilation, qui crée ce mouvement tremblant et la sensation que les protagonistes ont des crampes ou des convulsions permanentes, cela dépeint ce sentiment qu’elle a en elle, comme si elle était suspendue à quelque chose sur le point de sortir. Ce mouvement fonctionne parfaitement comme une métaphore de la façon dont les souvenirs et les sentiments effacés dans le subconscient d’Electra vibrent encore ou la dérangent de l’intérieur. Dans son voyage, Electra va très profondément dans ses traumatismes, elle laisse sortir la tension et la frustration refoulées. C’est pourquoi cette dynamique-là convenait parfaitement au monologue final. Elle est libérée de cette tension et elle est prête à révéler ce qui s’est passé au cours de son dixième anniversaire.



Comment avez-vous abordé la représentation de la violence sans vraiment montrer des actions violentes à l’écran ? Était-ce une question de montage, de son, de rythme… ?

Je pense que je n’ai jamais réfléchi consciemment à la façon de le faire. Quand je travaille, je me fie beaucoup à mon intuition. J’avais l’intention, par exemple dans ce cas, de parler de violence ou de sexe ou autre, et ensuite j’ai commencé à réfléchir à la façon de les montrer sans être illustrative. C’est vraiment important pour moi d’éviter d’être illustrative. C’est un long processus d’écriture et le script a connu beaucoup de versions, et puis c’est là qu’intervient l’intuition : est-ce que c’est trop, est-ce qu’ici ça pourrait être encore plus difficile, est-ce que je peux utiliser un cliché avec précaution etc…

Et j’ai souvent besoin de faire des pauses dans l’écriture pour prendre du recul, puis de revenir au scénario avec un regard plus frais. Ainsi, à travers le long processus de développement du scénario, de réécriture, de réflexion lente, celui-ci prend forme. Et bien sûr, la technique de l’animation elle-même aide beaucoup à utiliser des métaphores, sur la transformation par exemple ; elle aide à éviter une présentation illustrative de sentiments ou d’émotions. L’un des outils importants pour représenter les sentiments est la caméra, son mouvement ou son immobilité, ce que peut signifier son mouvement, l’éclairage aussi.

Bien sûr, le montage, le son et la musique aident à façonner le sentiment précis dont j’ai besoin. Mais en réalité, c’est vraiment l’intuition qui prime. En fait il est vraiment difficile d’expliquer rationnellement comment je travaille sans utiliser tout le temps le mot « intuition » je pense…



Daughter, votre précédent court métrage, et Electra traitent tous les deux de l’enfance. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous intéresse dans ce thème précis ?

J’ai toujours été très intéressée par la psychanalyse et la psychothérapie. Cette discipline explore l’âme humaine, la psyché humaine et a beaucoup de points communs avec le cinéma, qui, je pense, a aussi l’âme humaine comme centre d’intérêt. La psychanalyse et le cinéma permettent de plonger dans les profondeurs de l’esprit et du comportement humains. La psychanalyse cherche à comprendre les désirs, les motivations et les conflits inconscients, tandis que les films dépeignent souvent des personnages complexes et explorent leur état psychologique.

Et comme on le sait, le sujet de l’enfance est très important en psychanalyse. Selon Sigmund Freud, les expériences et les événements qui se produisent pendant la petite enfance jouent un rôle fondamental dans le développement de la personnalité. De nombreuses expériences et émotions de l’enfance peuvent être réprimées et stockées dans l’inconscient, surtout si un traumatisme s’est produit pendant l’enfance. Et tous ces sentiments refoulés peuvent avoir un impact énorme sur le comportement d’une personne pendant de nombreuses années. Cette théorie est donc une source d’inspiration énorme et très intéressante pour moi, lorsque j’essaie de créer un personnage intéressant pour mon film.

Dans le cas d’Electra, la grande inspiration pour moi était le complexe et le mythe d’Électre, sur lesquels Carl Gustav Jung s’est penché. Je trouve que c’est un complexe très moderne. Au cours de la recherche, j’ai trouvé un livre intitulé Electra: Tracing a Feminine Myth Through the Western Imagination. L’autrice du livre, Nancy Carter, remet en question l’idée qu’il y aurait énormément d’Electre parmi nous ces jours-ci, car selon les statistiques, presque un mariage sur deux se termine par un divorce, ce qui a un impact important sur les jeunes filles, qui n’ont plus l’exemple d’un partenariat fonctionnel pendant leur enfance. Avec un père absent et tandis qu’elle a une relation compliquée avec sa mère, Electra s’isole dans son propre monde, construisant sa propre relation avec son corps et sa sexualité, influencée par ses expériences de perte et de culpabilité dans son enfance. Donc pour moi, c’est toujours très intéressant d’explorer ce lien entre le comportement du personnage, et son enfance.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Il est très difficile de choisir ne serait-ce que plusieurs noms, et j’essaie probablement intentionnellement d’éviter de suivre le style de quelqu’un ou de trop m’inspirer de quelqu’un. Je suis ouverte à tout. Je regarde un grand éventail de films, que ce soit de l’animation, des films en prises de vue réelles, des documentaires, et surtout j’aime les formes hybrides. C’est pourquoi j’aime les festivals de cinéma, quand je peux regarder 5 films par jour pendant toute la semaine.

J’adore le théâtre, je lis beaucoup aussi. J’aime aussi marcher dans une ville, juste regarder les gens, explorer des situations. De plus, j’aime utiliser les transports en commun et écouter ce que les gens se disent et comment ils se parlent. Je me sens donc comme une éponge, qui absorbe tout ce que je vois, entends, ressens, et puis ce cocktail nourrit en quelque sorte le projet sur lequel je travaille en ce moment. C’est probablement pour cela que mon premier film Daughter et le second Electra sont si différents, et j’aime ça. Je ne me sentirais pas à l’aise de rester coincée dans un style ou une façon de penser ou de travailler. Je suis plutôt ouverte à tout ce que je rencontre et je l’ajoute à ce cocktail.

Il y a une idée très intéressante que j’ai lue quelque part dont je ne me souviens plus exactement maintenant, qui explique ce qu’est l’intuition. Tout ce que vous voyez, ressentez, entendez est recueilli dans votre mémoire, vraiment tout, même si nous avons le sentiment que nous ne pouvons pas nous souvenir de tous les détails qui se sont produits il y a des années. Mais tous ces souvenirs, tous les détails sont fixés dans les couches plus profondes de notre esprit, quelque part dans notre subconscient et puis ce bagage – c’est notre intuition. Vous ne savez pas pourquoi vous aimez quelque chose, pourquoi vous sentez que c’est bien ou pourquoi cela résonne avec vous maintenant – vous le ressentez tout simplement. Mais cela est probablement lié à une expérience ou à un petit détail, qui est caché dans ce bagage dont vous n’êtes pas conscient. Donc, en pensant à cette théorie sur l’intuition, j’essaie de remplir ce bagage avec un éventail de choses aussi large que possible, sans me limiter à un style ou à l’influence d’autrui.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?

Mon dernier grand festival auquel j’ai assisté était la Berlinale l’hiver dernier. J’ai beaucoup apprécié la forme hybride qui a été utilisée dans le film Orlando, ma biographie politique de Paul B. Preciado. D’une manière très ludique, ce film combine les formes du documentaire, de la fiction, de l’essai, du théâtre et délivre un message très important sur ce que c’est que d’être une personne non binaire.

J’ai aussi beaucoup aimé un film intitulé El Castillo de Martín Benchimol, un documentaire d’observation sur deux femmes mère et fille vivant dans un château argentin au milieu de nulle part. Ce film combine les scènes documentaires pures avec des situations reconstruites, mais vous avez le sentiment de regarder un film de fiction avec des non-acteurs car c’est si authentique et absurde en termes de dramaturgie et de situations. Je m’intéresse donc de plus en plus aux formes hybrides, et je pense que je vais continuer à explorer et à expérimenter la combinaison de techniques et de formes. C’est ce qui m’inspire maintenant.



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 18 mai 2023. Un grand merci à Luce Grosjean.

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