Entretien avec Bertrand Mandico

Conann, en salles ce mercredi 29 novembre, est le nouvel ovni de Bertrand Mandico. Le cinéaste y fait preuve d’un amour contagieux pour ses actrices et ses personnages féminins aux proportions hors-normes, femmes géantes, ogresses et déesses dévoreuses de mondes. Conann a beau ressembler par moments à un cauchemar anxiogène, c’est aussi une poignante utopie cinématographique. Bertrand Mandico est notre invité.


Commençons par le titre : après m’être demandé si écrire Conann avec deux n était une manière d’éventuellement contourner les droits d’auteurs, j’ai découvert qu’il s’agissait en réalité de l’orthographe d’origine et que le personnage éponyme était nettement antérieur au film des années 80 et aux romans qui ont inspiré ce dernier. Pouvez-vous nous parler de votre découverte de ce Conann originel?

Je voulais faire un film sur un personnage qui soit une barbare, c’est l’idée d’origine autour de laquelle je tournais. Or qui dit barbare dit Conan, donc par association d’idée je me suis dit que j’allais m’appuyer sur ce personnage connu, notamment parce que les romans étaient tombés dans le domaine public et étaient donc libres de droits. Mais je voulais remonter jusqu’à la source du personnage pour mieux comprendre ce qu’Howard en a fait dans ses romans. De façon générale, je trouve les sources plus riches que les rivières (rires). En faisant des recherches j’ai découvert le personnage d’origine : Conann avec deux n. C’est un conquérant qui fait partie de la mythologie irlandaise, qui aurait existé et qui vivait entouré de démons à têtes de chien. J’ai tout de suite été passionné. Ce double avait par ailleurs une résonance avec une certaine féminité, quelque chose de non-genré. Cela évoquait aussi l’idée du multiple. C’était parfait pour moi.

Votre Conann prend un très grand contrepied par rapport au film des années 80, qui demeure la version du mythe la plus connue. Souhaitiez-vous tout balayer ou bien y a-t-il des idées que vous avez désiré conserver dans ce qu’en avait fait Hollywood ?

C’est l’ouverture que je trouve intéressante dans le Conan de Milius. Le trauma originel du personnage et la façon dont il va par la suite devenir esclave, martyr. Le moteur primaire de Conan c’est la vengeance. Or la vengeance est pour moi l’un des plus vieux ressorts dramatiques du cinéma, qu’on ne remet jamais en question alors qu’on voit bien où nous mène la vengeance dans le monde où nous vivons. C’est vraiment une notion qui me rebute, alors j’avais envie de travailler dessus en en prenant le contrepied. Je voulais aussi, par clin d’œil, démarrer dans cette époque sumérienne et partir tout de suite ailleurs. Aller là où n’attendait pas du tout Conan, dans le but de surprendre les spectateurs. Les spectateurs et spectatrices d’aujourd’hui sont abreuvé.e.s de films comme jamais et je trouve ça dommage de faire toujours les gâteaux dans les mêmes moules. C’est la moindre des choses d’offrir au public des films qui le déroutent, non pas en racontant n’importe quoi, mais en prenant d’autres chemins.



Vus parlez de démons à tête de chien, c’est cette découverte qui vous a inspiré le personnage de Rainer, interprété par Elina Löwensohn ?

Alors ça, c’est vraiment les hasards objectifs de la vie. Je travaillais sur ce personnage à tête de chien, portant un blouson en cuir et qui s’appelait Rainer. Ce nom n’est pas pour rien, c’est bien sûr un hommage à Fassbinder. Ce n’est pas que je trouve que Fassbinder avait une tête de chien, mais c’est un cinéaste qui me fascine et m’inspire beaucoup, et qui était lui-même en proie à ses propres démons. J’avais donc imaginé un personnage qui aurait la silhouette de Fassbinder et une tête de chien, un démon qui passerait son temps à prendre des photos. Tout cela était en gestation lorsque j’ai fait la découverte des démons à tête de chien qui entouraient le Conann originel et cela n’a fait que m’apporter une confirmation à mes intuitions.

Avec ce personnage de démon, on est dans le pacte faustien, ce qui fait écho à la tradition d’un certain cinéma français alliant magie et merveilles : La Main du diable de Tourneur, Les Visiteurs du soir, La Beauté du diable de René Clair ou encore La Belle et la Bête de Cocteau. Je reviens toujours à Cocteau. D’autre part je voulais aussi faire de ce personnage une sorte de paparazzi, un reporter de guerre, un voyeur, un photographe de mode…. Je voulais que tout ça se retrouve dans son attirail. Je voulais que son appareil photo de voyeur puisse également agir comme une baguette magique. Et puis il faut dire que dans toutes les mythologies, le chien représente la figure du passeur. C’est l’animal qui fait passer dans l’autre monde. Tout ça n’a fait qu’apporter de l’eau à mon moulin. J’ai aussi travaillé l’idée que ce personnage secondaire devienne, mine de rien, un personnage premier dans le film. Au fur et a mesure que le personnage de Conann va se déshumaniser, Rainer va s’humaniser.

Parlons de cette incroyable prothèse de chien, qui n’empêche jamais Elina Löwensohn d’être très expressive, et qui est plus troublante que n’importe quel effet numérique. J’imagine que vous êtes très attaché au côté physique et tangible des effets spéciaux.

Bien sûr. J’ai été très marqué par La Planète des singes, la version des années 70, que j’ai découvert enfant par petits bouts. Mes parents ne voulaient pas que je le regarde en entier et ils m’envoyaient me coucher à chaque fois qu’un gorille apparaissait à l’écran. J’étais terrifié et fasciné par ce que je voyais, notamment par ces prothèses particulièrement expressives. J’ai donc eu envie de travailler sur la prothèse à l’ancienne, je ne voulais pas me taper des effets en post-production. Avec l’Atelier 69, qui fait des effets pour beaucoup de films français, on a cherché cette deuxième peau qui pourrait être au plus prêt du visage d’Elina afin qu’elle puisse restituer au maximum toutes ses expressions. C’est une peau très, très fine, avec quelques ajouts au niveau du museau et de l’arcade sourcilière. Il y avait également l’idée de bannir le poil, d’une part car c’est cher, d’autre part car je craignais que cela mette le personnage à distance, même si c’est un effet que j’adore dans La Belle et la Bête.



Est-ce que cela change quelque chose, de diriger une actrice qui porte un tel masque ?

Quand je travaille avec les actrices, on commence par travailler sur les textes et plein de choses sont alors encore très théoriques. C’est au moment où on essaie les costumes, les coupes de cheveux, le maquillage, que quelque chose se déclenche et aide à plonger dans le personnage. C’est pour ça que j’essaie de faire en sorte que cette étape se fasse le plus tôt possible. Avec cette prothèse, c’était la même chose. La seule contrainte supplémentaire pour Elina c’est qu’elle devait arriver avant tout le monde et repartir la dernière. Elle devait également manger seule et devant un miroir pour ne pas s’en mettre partout. Cela veut dire qu’il y a des gens sur le plateau qui ne l’ont jamais vue sans sa prothèse et qui étaient donc troublés par cette présence canine.

On était tous troublés, d’ailleurs, parce que dès qu’elle la mettait, elle devenait le personnage. Quand on disait « coupez », on avait du mal à se dire que c’était bien Elina qui était avec nous. Pour nous c’était encore Rainer. Il faut dire qu’elle a très bien su épouser la trajectoire du personnage : on a tourné dans le désordre le plus complet mais elle avait en elle une vision très claire de l’évolution du personnage. C’est ça qui est fou avec Elina, ce n’est pas forcément l’actrice la plus « spectaculaire » sur le plateau mais au montage, on réalise tout d’un coup à quel point elle est réellement spectaculaire.



A l’origine de ce film il y avait un projet théâtral qui a dû être abandonné, est-ce qu’une partie des actrices du film était déjà présente ou pressenties dès cette étape-là ?

A l’époque, je tournais autour de cette idée de femme barbare, de succube, j’avais plein de notes mais rien n’était vraiment en place. Philippe Quesne m’a proposé de faire un spectacle hybride, de faire du cinéma sur scène en quelque sorte. Cela m’a d’autant plus excité que c’était aux Amandiers. Je suis fan de Patrice Chéreau et notamment son cinéma, ses premiers films ou La Reine Margot, qu’il avait d’ailleurs tourné dans le studio des Amandiers en y déversant des profusions de sang. Pour moi cela faisant sens de tourner justement là-bas. J’ai dit à Philippe que si je faisais un truc au théâtre ce ne serait pas quelque chose de noble, ce serait davantage dans le style de Conan le barbare, mais au féminin. Il m’a répondu « chiche », donc c’est vraiment en disant ça que j’ai fait naitre le projet.

Il a annoncé tout cela dans la presse au même moment où il a annoncé ne plus être directeur des Amandiers. Il m’avait bien précisé que je n’avais plus aucune obligation de poursuivre le projet mais j’ai continué à travailler dessus et cela m’a aidé à conceptualiser l’ensemble. Mon projet était de faire un film, pour lequel j’avais déjà des connexions au Luxembourg, et en attendant ce tournage, en attendant Conann, de monter ce spectacle sur scène. Ce spectacle devait parler d’un pacte faustien entre une metteuse en scène et un démon, je voulais mettre en scène les prémices d’un film. On a commencé à construire des décors et j’ai écrit un texte intitulé La Déviante comédie. Le spectacle n’a pas eu lieu à cause de Covid mais je l’ai quand même filmé, en super 16, et cela fera l’objet d’un truc plus tard. Par ailleurs, en amont du long métrage, j’ai aussi tourné Rainer, A Vicious Dog in a Skull Valley, un court métrage qui devait faire partie du spectacle, il devait être diffusé en introduction.

Il se trouve qu’au Luxembourg on m’avait également proposé de faire un film en réalité virtuelle, donc à l’issue du tournage du long, j’ai tourné ce court sur la damnation des actrices, qui s’appelle Nous les barbares, qu’on peut voir en VR ou bien comme un court métrage normal. C’était ma manière de conclure l’expérience, le spectre de tous les possibles autour du film : les prémisses au théâtre et la fin en réalité virtuelle, peut-être que ça raconte quelque chose du cinéma.



J’allais justement dire qu’on dirait une histoire du cinéma.

Oui, car l’histoire du cinéma est aussi présente dans Conann. C’était aussi un moyen de jongler avec les différentes subventions. Par exemple, la subvention pour la VR ne suffisait pas à elle seule pour faire tout le film court. Je me suis donc dit que ce serait bien plus intéressant de ne pas jeter les décors de Conann et de tourner le court dedans. Je voulais recycler tout en conservant une cohérence et d’ailleurs, pour répondre à votre question, une grande partie des actrices étaient effectivement présentes dès le début : Elina Löwensohn, Sandra Parfait, Claire Duburcq, Karoline Rose, etc. Être ensemble au théâtre nous a préparé.e.s comme dans une sorte de laboratoire, j’ai adoré ça. J’ai adoré ce temps suspendu à cause du Covid. C’était encore plus magique et délirant d’être dans ce théâtre alors que tout le monde était cloîtré. Les gens qui faisaient du théâtre et qui répétaient des pièces à côté de nous se lamentaient parce qu’il n’y avait pas de public, alors que moi, ça m’arrangeait presque. Je pouvais filmer, et pour moi le théâtre c’est déjà du studio.

Vous reviendrez au théâtre ?

Si on m’invite je dis oui. Tout est prétexte pour moi à faire du cinéma. Je suis un contrebandier, quand j’arrive quelque part, je me demande comment je vais pouvoir y faire un film. J’utilise le médium qui m’est proposé à condition que je puisse également faire mon film avec. Faire bouger les lignes comme ça, c’est aussi ce qui m’intéresse.

On parlait de l’Histoire du cinéma. Les différents chapitres de Conann font en effet écho à différentes iconographies de cette histoire. On a parlé du cinéma français magique, j’ai cru également voir des références plus tournées vers les années 80, de Helmut Newton à Greenaway. Pouvez-vous m’en dire plus sur les références picturales que vous aviez en tête ?

Il y a des références qui sont inhérentes à ma culture cinématographique, qui font écho à des choses que j’ai vues. Mais Conann n’est pas pour autant un jeu de pistes pour cinéphile, c’est un récit à part entière qui a sa propre forme et son identité propre. Il se trouve néanmoins que j’ai vu des films, je ne vais pas faire semblant d’être amnésique, de ne pas avoir de culture ou bien d’être touché par la grâce. Il y a donc des références conscientes et inconscientes. Pour la partie sur les années 90 dans le Bronx, j’ai travaillé sur un monde plus contemporain que ce que je fais habituellement. Je me suis donc remémoré des films que j’adore, comme Rusty James de Coppola ou The Addiction de Ferrara. Pour la période guerrière, c’était plutôt Requiem pour un massacre de Klimov et Portier de nuit de Cavani.

Vous citez Greenaway et c’est effectivement un cinéaste qui ma beaucoup influencé et beaucoup plu. J’en parle au passé parce qu’à un moment j’ai décroché, à peu près au moment de The Pillow Book ou The Baby of Mâcon. En revanche ses premiers longs métrages me fascinent toujours autant. Tout cela correspond au côté très disparate de ma culture cinématographique, qui contient des choses expérimentales mais aussi des grands classiques comme Lola Montès, dont j’ai d’ailleurs repris la construction. Le film circule ainsi dans une Histoire du cinéma qui va de Fritz Lang à certains films japonais tel Onibaba, jusqu’à Marco Ferreri.



Quand vous parlez de la construction de Lola Montès, c’est-à-dire ?

Lola Montès est une courtisane qui est damnée, elle devient une créature de cirque et du haut de son trapèze elle va raconter sa vie, et on est guidée à travers les fragments de sa vie par un monsieur loyal qui est amoureux d’elle. C’est à peu près la même trame que Conann si ce n’est que le cirque est devenu l’enfer. Ca a été ma matrice.

Vous utilisez beaucoup la grue pour filmer Connan. Qu’apporte selon vous ce procédé particulier ?

J’ai tourné Conann en cinq semaines dans une usine de sidérurgie qui contenait tous nos décors. Puisque j’étais dans une contrainte de temps, j’ai eu envie en contrepartie de m’offrir… une grue (rires). Cela afin de pouvoir travailler sur des plans séquences très très fluides tout en restant dans une idée d’enfermement puisque l’on est supposé se trouver en enfer. Je voulais m’élever au dessus des personnages mais ne jamais montrer le ciel, pour rendre compte de l’univers très écrasant dans lequel ils se trouvent. Ils sont enterrés donc ils ne peuvent jamais s’élever. C’est nous qui nous élevons car eux ne le peuvent pas. J’avais commencé à travailler la grue à la fin d’After Blue, en filmant justement le monde des enfers. Je m’étais alors dit que ce serait intéressant de tourner un film intégralement à la grue. Pourtant c’est beaucoup de contraintes. Une fois les rails posés, on ne peut plus les casser de la journée, à partir de là c’est un vrai casse-tête pour essayer de faire des plans différents. En plus, je cadre moi-même donc j’étais en permanence sur la grue alors que j’ai le vertige.

Cela m’a obligé à anticiper la mise en scène dans sa globalité. Puis, comme je l’ai déjà dit, je suis fan de Max Ophuls et j’avais l’envie de travailler sur des plans séquences. Pas dans le but d’être en apnée pendant des heures mais dans celui d’être au plus proche du jeu des actrices, de ne pas le casser. La grue me permettait de m’enrouler autour des actrices comme un serpent, et me permettait d’arriver à les filmer au plus près et au plus loin dans un seul mouvement de caméra.

Prenons par exemple la scène du repas. On peut dire que des scènes de repas on en voit dans tous les films du monde. Dès lors, comment faire pour filmer celle-ci de manière originale ? Tout ça a été une réflexion de cinéma, de narration. Finalement, le film a une structure particulière faite de grandes ellipses qui permettent de sauter des époques d’une durée incroyable, et en même temps une dilatation des moments qui m’intéressaient le plus c’est-à-dire les moments de passation d’une Conann à l’autre. On est dans un rapport au temps très particulier, celui des derniers instants d’une décennie à chaque fois.

Tout cela m’a poussé à mettre en place une mise en scène que d’un côté je voulais classique, et de l’autre qui me permette d’expérimenter des choses qui soient nouvelles pour moi. En plus je tourne en pellicule donc je n’ai pas droit à des milliards de prises, c’était assez angoissant, je me demandais comment j’allais pouvoir m’en sortir. Heureusement les actrices connaissaient parfaitement bien leur texte et habitaient tellement leurs personnages que je pouvais me reposer sur leur interprétation et créer un ballet autour d’elles. J’aurais aimé être une actrice, mais quelque part j’en suis une par le regard que je pose sur les personnages, par la manière dont je me déplace dans l’espace. C’est mon jeu, mon jeu d’ »interprète du regard » sur le plateau.



Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 8 novembre 2023. Un grand merci à Karine Durance.

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