Révélée il y a six ans par le fascinant ovni The Reunion (resté inédit dans les salles françaises), la réalisatrice suédoise Anna Odell revient avec le formidable X&Y, un film pas moins banal à nouveau situé sur la frontière entre réalité et fiction. Dans cet exercice narratif et thérapeutique, Odell se met en scène en demandant à plusieurs célèbres actrices et acteurs scandinaves de jouer pour elle… son propre rôle. Ce film a fait sa première française en octobre au Festival de La-Roche-sur-Yon. Anna Odell est notre invitée de ce Lundi Découverte.
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Quel a été le point de départ de X&Y ?
C’est difficile de dire à quel moment le projet est né exactement dans mon esprit. Ce que je peux vous dire en revanche c’est que le film est né de mon rapport aux hommes, ou plutôt de mon rapport à un certain type d’hommes. Le genre de mecs que Mikael Persbrandt représente : les mâles alpha. J’ai toujours été à la fois attirée et répugnée par ces hommes-là. Curieuse et furieuse à la fois. Le genre de mecs susceptibles de très mal me traiter, mais que j’accueille néanmoins à bras ouverts. J’ai voulu comprendre pourquoi j’avais cette ambiguïté en moi.
J’ai voulu jouer avec l’image de Mikael, que tout le monde connait en Suède pour son rôle viril dans la série policière Beck, mais j’ai aussi voulu jouer avec ma propre image. En Suède, je suis assez connue depuis que l’un des mes projets artistiques a généré un scandale à l’échelle nationale. A l’époque, tout le monde a dit et écrit que j’étais folle, que je n’avais aucune barrière. Je voulais parler de ce décalage entre qui j’étais aux yeux du public et qui j’estimais être en réalité. De même pour Mikael, qui est très différent de l’image que les gens ont de lui. J’ai voulu jouer avec ce décalage.
Le scandale auquel j’ai fait face m’a beaucoup fait réfléchir sur la manière dont se crée notre image publique. Sciemment ou non, les médias et les réseaux sociaux ont à l’époque créé un personnage Anna Odell. C’était basé sur moi mais ce personnage d’artiste folle était tellement puissant et évocateur dans l’inconscient collectif qu’il est devenu beaucoup plus intéressant que la réalité. Ce personnage ce n’est pas moi, mais on ne peut pas dire pour autant que ce personnage n’existe pas. Il est faux et il est vrai à la fois. Et comme il est plus populaire que mon moi authentique, il est quelque part plus vrai que la vérité.
Si vous êtes devenue célèbre en Suède, c’est aussi grâce au succès surprise de votre précédent film, The Reunion. Cela vous vous a-t-il aidé à caster des acteurs connus pour X&Y ?
J’ai rencontré Mikael à un moment idéal : il était au bout du rouleau, il disait qu’il avait atteint un point limite. Il venait d’être diagnostiqué bipolaire et avait décidé de changer du tout au tout. Il voulait sortir du moule de son rôle caricatural de Beck, il voulait s’émanciper. Il voulait faire d’autres types de films, se mettre en danger artistiquement, sortir de ce moule. Quant aux autres acteurs je dirais qu’ils étaient curieux de ma réputation, curieux de se frotter à mes méthodes de travail. Peut-être qu’il étaient curieux au sujet de Mikael aussi ?
Comment leur avez-vous présenté le projet ? Leur avez-vous donné un scénario définitif ou bien ont-ils participé à l’écriture de leurs scènes ?
J’ai trouvé un financement très rapidement grâce au succès de The Reunion, mais je n’avais pas encore de scénario quand j’ai commencé à leur parler. En revanche, contrairement aux apparences, le scénario était entièrement terminé quand on a commencé le tournage. Avant cela, j’ai passé beaucoup de temps à faire des ateliers avec eux, à discuter de leur personne et de leur image, et j’ai utilisé ce matériau pour faire le film. Chaque acteur a contribué au scénario à travers cette période de recherche. Là encore, le film possède plusieurs niveaux de réalité : quand je demandais à ces acteurs de me parler d’eux-même, jusqu’à quel point étaient-ils lucides ? A quel point étaient-ils honnêtes envers moi et envers eux-mêmes ? Et quand je leur ai demandé de jouer ces versions projetées d’eux-mêmes, à quel point étaient-ils proches de la réalité ?
Quelle part de ce projet avez-vous consacré à ces ateliers, qui ne sont pas dans le film ? Combien de temps à duré cette période préparatoire ?
Euh, sans doute un peu trop longtemps pour être honnête. Deux ans ? C’est sans doute mieux de ne trop pas en parler.
X&Y partage des points commun avec The Reunion, mais contrairement à ce dernier, il contient beaucoup d’humour. Cela vous convient-il si l’on qualifie X&Y de comédie ?
Ça me convient. Ce n’était pas du tout prévu comme ça, pourtant. Je n’ai pas du tout essayé d’être drôle, et j’ai été étonnée d’entendre les gens rire lors des premières projections. Mais finalement c’est logique, car toute cette histoire d’image publique, c’est assez risible. Et puis, quand on joue avec les perceptions que les autres ont de soi-même, mieux vaut avoir de l’humour.
On ne peut pas dire que le tournage ait été celui d’une comédie pour autant. Nous étions tous dans une sorte d’équilibre incertain. On se demandait à quel point on pouvait se faire confiance mutuellement, jusqu’à quel point on pouvait se confier, et croire ce que les autres nous disaient. Au final, peu importe si j’ai été authentique ou non : si je parvenais à faire croire à mes partenaires de jeu que j’étais authentique, ils le devenaient en retour. Du moins suffisamment pour que le je croie.
L’un des reproches qui est fait à votre personnage dans le film, c’est qu’elle ignorerait la différence entre l’art et l’absence de limites. Quelle est cette différence selon vous ?
Je n’ai jamais voulu créer quelque chose de neuf. Quand je fais un film ou un projet artistique, je veux explorer quelque chose qui existe déjà. C’est un processus complexe. Or pour faire une enquête, il faut une méthode. Pour une exploration, il faut un cadre. Si je n’ai pas ce cadre-là, si mon projet c’est juste de faire n’importe quoi avec n’importe qui et de voir ce qui arrive, ce n’est pas de l’art, c’est juste un exercice pour rire.
Vous savez, c’est une phrase qu’on m’a réellement dite dans la vraie vie, et pas qu’une fois. C’est l’image que les gens qui n’ont pas vu mon travail ont souvent de moi. Parmi ceux et celles qui ont vu mes films, certains trouvent que je vais trop loin, d’autres pas assez loin. Certains pensent que j’ai raison et d’autre tort, mais je ne cherche pas du tout à avoir raison. Qu’est-ce que cela veut dire ? A une époque on pensait qu’on avait raison de frapper ses enfants ou de pratiquer des lobotomies. Avoir raison ou tort ce n’est pas une question de morale ou de philosophie, c’est une question de temps et de contexte.
Vous a-t-on fait des reproches similaires sur votre manière de parler d’une réalisatrice qui utilise un rapport de force pour séduire l’un de ses acteurs masculins ? C’est un sujet d’une actualité brûlante.
Vous vous rappelez de la scène où Mikael et moi allons voir un thérapeute et que je lui confie mon désir ? Dans la vraie vie, nous sommes réellement allés voir un thérapeute tous les deux. J’ai dit à ce dernier que j’avais envie de coucher avec Mikael, et sa réponse était très révélatrice : il m’a répondu qu’il me le déconseillait car c’était une manière de me faire du mal à moi-même. Je me suis demandé ce qu’on répondrait à un réalisateur qui confesse son désir pour une actrice, sans oser passer à l’action bien sûr. On lui dirait sans doute d’y aller mollo, de calmer vite fait ses ardeurs pour rester professionnel, mais aussi parce que son actrice risquerait probablement d’en souffrir. Il ne se ferait pas du mal à lui, mais à son actrice. Alors que moi, je me ferais avant tout du mal à moi-même. C’est dingue quand même.
The Reunion se terminait sur une chanson de l’artiste multimédia Laurie Anderson, et X&Y débute avec une autre de ses chansons. Qu’est ce qui vous plait chez elle ?
Son univers fait partie de ma vie. On néglige souvent de mentionner l’humour qu’il y a dans ses chansons et c’est dommage. Mais d’autre part, la façon dont ses paroles jouent avec les règles sociales en font aussi de vraies critiques de la société. C’est un jeu, c’est drôle, mais c’est aussi politique, car cela oblige à repenser sa place dans la société. Quelque part c’est la parfaite illustration de ce que je veux faire dans mon travail.
Dans certains films, on tombe parfois sur des chansons qui viennent illustrer si parfaitement les thématiques du film que ça en devient redondant, mais les chansons de Laurie Anderson ont beaucoup de mystère et elles possèdent plusieurs niveaux de lecture. Ses chansons sont comme des histoires à fins ouvertes, elles laissent beaucoup de place à l’interprétation. C’est notamment pour cela que j’ai choisi la chanson « Born, never asked » et ses paroles très mystérieuses : « Tout le monde se pose la même question : qu’est ce qu’il y a derrière ce rideau ? ». La phrase que l’on entend dans ce morceau, « Vous êtes nés, et par conséquent vous êtes libres », est très forte. Elle va bien à X&Y, parce que c’est vrai, et en même temps c’est bien sûr complètement faux.
Avez-vous vu Heart of a Dog, le film qu’elle a réalisé et dans lequel elle met également en scène son intimité?
Hélas non, je n’ai pas encore eu l’occasion de le voir. Mais je connais toutes les chansons de la musique originale, donc j’essaie d’imaginer à quoi ressemblent les images. C’est une façon un peu bizarre de voire un film, je sais…
Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 15 novembre 2019. Source portrait : Felix Odell.
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