Nouvelle invitée dans notre sélection de parrains et marraines du Polyester : l’Américaine Anna Biller. On connaît Anna Biller en tant que réalisatrice, notamment de The Love Witch, fable féministe empruntant au cinéma en Technicolor. Biller est également une grande cinéphile au point de vue passionnant sur le cinéma classique, et notamment sur la place des femmes au cinéma (on ne peut que vous recommander de suivre son compte Twitter). Anna Biller nous parle des mutations sexistes d’Hollywood, de réalisatrices et de #MeToo…
Vous êtes une grande admiratrice du cinéma classique. Qu’est-ce que ces anciens films auraient à apprendre au cinéma d’aujourd’hui en termes de modernité ?
Je ne sais pas ce qu’il en est de la modernité mais ce qui est sûr, c’est que les bons films et les grandes œuvres conserve leur pertinence pour toujours. Il y a néanmoins des choses que vous pouviez voir dans des films classiques et que vous ne verriez plus du tout aujourd’hui. L’un des éléments les plus frappants est la diversité des rôles féminins dans le cinéma grand public, avec toutes sortes de personnages très variés qui de nos jours sont invisibles à l’écran. Ces films grand public n’étaient pas moins considérés ou financés parce qu’ils étaient destinés aux femmes – c’était au contraire les films les plus brillants et populaires de leur époque. Les films avaient également des standards très élevés en termes d’humanisme, d’esthétique et d’écriture. Beaucoup de scénarios aujourd’hui ne tiennent juste techniquement pas debout, qu’ils s’agisse de vraisemblance, de développement des personnages ou de psychologie. Par conséquent, un réalisateur peut apprendre beaucoup en regardant ces films. Mais s’il est vrai que le cinéma classique peut nous apprendre des choses, c’est manière trop ennuyeuse et académique de parler de ce que ce cinéma peut faire. Je regarde ces films parce que je les apprécie et parce qu’ils sont bons !
Votre dernier film, The Love Witch, parle de regard masculin, d’empowerment féminin et du féminisme inhérent à la sorcellerie. Avez-vous noté des réactions différentes au film de la part du public masculin et féminin ?
Le public masculin réagit en général davantage au style, et le public féminin réagit en général davantage à l’histoire. Ce qui m’a étonnée, c’est que beaucoup de spectateurs masculins n’ont vu dans le film qu’un exercice de style. On en revient au malentendu que les gens ont au sujet du cinéma classique. Ce cinéma présente des personnages féminins glamour dans toutes sortes de situations, du coup certains pensent qu’il s’agit “d’une blague sur le cinéma classique” si l’on a une héroïne glamour au centre de l’histoire. Mais le saviez vous ? Les femmes existent toujours ! Parfois mêmes elles portent des robes et mettent du maquillage ! Et elles ont une vie intérieure ! C’est comme si certaines personnes pensaient que ce sont les femmes elles-mêmes qui sont démodées.
Les spectatrices n’ont pas ce type de barrière. Elles savent qu’elles existent, qu’elles ont des désirs et des mauvaises pensées, donc elles partent du principe qu’il s’agit d’un vrai personnage avec de vrais problèmes, même si elle est glamour, que son maquillage est parfait et qu’elle porte une perruque.
Dire que ce n’est qu’un exercice de style, c’est une manière de déduire que mon boulot se limite à faire du design sans idées qui me soient propres. Ce qui me semble assez étrange vu que mon film déborde précisément de contenu psychologique. Je pense aussi que parfois, les gens n’interprètent pas correctement ce qu’ils voient sur l’écran. The Love Witch n’est pas un commentaire sur les autres films. Ça n’est d’ailleurs peut-être pas tant que ça un film sur l’empowerment féminin. C’est l’histoire d’une femme qui vit dans une société pathologiquement sexiste, pas une société sexiste des années 60, mais une société sexiste d’aujourd’hui ! Certains hommes feront ce qu’ils peuvent pour éviter de voir ce qui est évident – et ils diront que c’est un film sur tout sauf ça.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre prochain projet, Bluebeard ?
C’est film gothique en Technicolor, librement inspiré du conte Barbe Bleue et sur les films de femmes en péril du Hollywood classique. Il y a parmi ces films certains de mes préféré (comme Hantise de Cukor ou Rebecca d’Hitchcock), alors j’ai eu envie d’essayer ma propre version. Je pense que l’histoire d’une femme qui est amoureuse mais aussi terrifiée par l’homme qu’elle aime est la base de la majeure partie de la fiction gothique, et c’est un genre particulièrement attrayant pour les femmes.
Quels sont vos films réalisés par des femmes que vous préférez ?
Dance, Girl, Dance et Merrily We Go to Hell de Dorothy Arzner, Outrage et Le Voyage de la peur de Ida Lupino, Cléo de 5 à 7 et L’une chante, l’autre pas de Agnès Varda, Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, Romance de Catherine Breillat, Mikey et Nicky et Le Brise cœur de Elaine May, Working Girls de Lizzie Borden, Variety de Bette Gordon, Une saison blanche et sèche de Euzhan Palcy, American Psycho de Mary Harron, Paris is Burning de Jennie Livingston, Just Another Girl on the I.R.T. de Leslie Harris, Sleeping Beauty de Julia Leigh, Border Radio de Allison Anders, Queen of Diamonds de Nina Menkes.
A propos de #MeToo, vous avez commenté : “Les hommes utilisent un discours féministe maladroit dans leurs scénarios sexistes, en s’appropriant des hashtags féminins. Ils essaient de contourner le système à leur avantage, comme si les vies et les traumatismes des femmes n’étaient qu’un jeu social à exploiter”. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
On m’a envoyé plusieurs scénarios récemment dont les producteurs cherchent spécifiquement une réalisatrice. Une fois le scénario lu, je vois la raison – c’est parce que le script est tellement offensant vis-à-vis des femmes que l’équipe marketing est terrifiée à l’idée d’avoir des problèmes si le scénariste et le réalisateur sont des hommes. Alors ils ont besoin du nom d’une réalisatrice pour apposer un tampon #MeToo d’approbation. Depuis #MeToo, tous les scénarios sexistes qui circulent ont du mal à se vendre, mais leur solution n’est pas d’écrire de meilleurs scénarios ou d’engager des femmes scénaristes : c’est plutôt de faire et refaire les mêmes conneries toxiques et mettre le nom d’une femme dessus. Vous pensez qu’un producteur un peu malin aimerait m’engager comme scénariste ou comme script doctor afin de rendre son film meilleur pour le public féminin, mais on n’en est pas encore là. Ils ne veulent ni mes conseils, ni mon opinion, juste mon nom. Il y a des hommes également qui sollicitent de l’argent en ligne pour financer leurs films en utilisant le hashtag #femalefilmmaker, comme si être une réalisatrice n’était désormais qu’un gimmick de marketing.
Il y a aussi ceux qui appliquent leurs discours débiles d’empowerment à leurs scripts. Évidemment, cette émancipation ne passe que par la liberté de l’héroïne à baiser le plus de mecs possibles ou quelque chose dans le genre. Récemment, j’ai entendu un producteur à une fête dire qu’aujourd’hui, les réalisatrices, c’est tendance.
Avez-vous néanmoins noté quoi que ce soit qui ait changé pour les réalisatrices depuis le mouvement #MeToo ?
Seulement dans le sens où les gens sont plus attentifs aux réalisatrices et à ce qu’elles ont à dire, du moins sur les réseaux sociaux et dans la presse. C’est un début. Mais je n’ai pas remarqué de grand changement dans l’industrie elle-même en ce qui concerne les projets développés ou financés.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf ou de découvrir un nouveau talent ?
J’ai adoré Phantom Thread. Un grand scénario, une interprétation incroyablement minutieuse. C’est la tentative d’Anderson de recréer ce genre de “film de femme” du vieil Hollywood, et il a fait un boulot fantastique. Cela reste principalement centré autour du personnage masculin avec ces personnages féminins qui gravitent autour de lui, mais il y a un va-et-vient assez fun, et la prestation de Day-Lewis est particulièrement délicieuse. Je l’ai vu en 70mm, et c’était du beau cinéma formellement inspiré.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 13 août 2018.
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