Entretien avec Angela Schanelec • Music

En tête de notre classement des meilleurs films de 2023, Music de l’Allemande Angela Schanelec est une relecture magnétique du mythe d’Œdipe. Ce film, lauréat du prix du scénario à la Berlinale, témoigne à nouveau des qualités hors-pair de narratrice et de styliste de la cinéaste. Music est désormais disponible dans une édition dvd + blu-ray éditée par Shellac. Retour sur l’un des rares entretiens accordés par la cinéaste à la presse française lors de la sortie du film.


La dernière fois que nous nous sommes parlés, vous me disiez que vos films trouvaient le plus souvent leur point de départ dans une image, davantage que dans un récit. Était-ce également le cas pour Music, qui s’inspire du mythe d’Oedipe ?

Non, dans ce cas c’était davantage le mythe.

Est-ce que le fait de vous baser sur un récit déjà existant a changé quelque chose à votre travail d’écriture habituel ?

Ca n’a pas influencé mon écriture, au contraire. A vrai dire j’ai effectivement à nouveau eu très tôt une image en tête, et j’ai développé le scènes à partir de cette image. Cette première image c’était une tempête. C’est en réfléchissant à comment montrer cette tempête que les scènes se sont construites peu à peu. Au fil de ce travail d’écriture me sont apparus différents moments de la vie et du parcours d’Œdipe.

La tempête, c’est celle que l’on voit dans la première scène du film ?

Oui, je dis tempête mais il s’agissait plus exactement de la brume qui retient le couple dans la montagne et qui les empêche de descendre dans la vallée alors que leur bébé doit naître.



L’une des particularités de Music est sa quasi-absence de dialogues. Dans ce récit, qu’est-ce qui se prêtait particulièrement a être raconté par des images plus que par des mots ?

En écrivant, j’ai remarqué que le langage ne pouvait rien ajouter aux scènes ou aux événements. Le silence est une acceptation silencieuse. Au début, par exemple, un ambulancier trouve un enfant et l’apporte à sa femme. Le fait qu’elle accepte l’enfant est un acte incroyable, ce n’est pas son enfant. Elle le fait quand même parce qu’elle ne peut pas faire autrement. Mais cela reste un acte scandaleux, car quelque part, il y a quelqu’un à qui cet enfant appartient. Ils savent qu’ils sont coupables, et ils se taisent à ce sujet.

L’une des interprétations possible de ce silence dont sont frappés les personnages c’est que dans le cadre de la tragédie, il n’y a aucun dialogue ou négociation possible avec la fatalité.

Je suis complètement d’accord avec cette idée. Mais je n’ai pas de tel but en tête en écrivant. Ce qui m’importe c’est trouver des images qui aillent dans cette direction, et que je voudrais partager.

Créer des images qui expliquent ou racontent à la place des dialogues, c’est effectivement déjà quelque chose que vous faisiez dans vos films précédents. Est-ce que l’absence de dialogue vous a ici amenée à travailler l’image différemment ?

Non…

Absence de dialogue ne veut pas dire absence de son, et votre travail autour du design sonore continue à évoluer de film en film. Comment avez vous choisi la bonne place que souhaitiez laisser aux bruits qui entourent le silence des personnages ?

Oui, le design sonore prend actuellement une place de plus en plus importante dans mon travail, car j’ai mis longtemps à comprendre toutes les possibilités qu’un tel travail pouvait offrir. Quand j’ai commencé à faire des films, le son original était important parce que j’y voyais la possibilité d’ajouter une réalité à ce que je mettais en scène. Donc de lui donner une réalité. Un dialogue dit dans une rue au milieu de la ville, dans le bruit de la ville.

Aujourd’hui, je n’ai plus tellement besoin du son original. Je n’ai plus besoin de me prouver que le film a une réalité.



Ces possibilités offertes par le travail du son, quelles sont-elles ?

Il y a seulement certaines choses que j’arrive à faire ressentir en accentuant certains sons. C’est important pour le rythme du film.

Le rythme du film est-il d’ailleurs entièrement fixé dans votre esprit au moment de l’écriture ou bien est-ce que le montage, que vous effectuez entièrement vous-même, joue un rôle important dans sa création ?

Ce qui est clair, ce n’est pas encore le rythme, mais la succession des images. Il faut que ce soit comme ça parce que je ne tourne qu’un plan à la fois et je ne fais pas d’alternative. Si un plan ne marche pas, je me retrouve avec un vrai problème au montage. Ce n’est pas un film qui nait dans la salle de montage avec une tonne de rushs que j’assemble, mes films sont d’ores et déjà montés avec la caméra. Si je modifie l’enchaînement prévu des plans, cela a généralement des conséquences très importantes sur le film.

Travailler sans dialogues, qu’est-ce que cela a changé dans votre travail avec les acteurs ?

Pour les comédiens, c’est un autre travail de s’exprimer par la voix que de s’exprimer par le corps, ce n’est ni plus simple ni plus compliqué, c’est juste différent. Parfois, il n’était pas facile pour les acteurs de ne pas parler. C’était surtout difficile pour les acteurs non professionnels, ils voulaient s’exprimer, dire quelque chose. Un exemple : celui des jeunes sur la plage, où l’un des garçons aide la fille à entrer dans l’eau. S’il se mettait à lui dire « fais attention, marche là… », la parole viendrait enlever la possibilité qu’a le corps de communiquer. Quand on ne parle pas, le langage du corps change, les mouvements changent, la posture aussi, le rythme tout entier. Cela devient plus physique, c’est tout, et c’est ce que je voulais.



Encore plus que dans vos autres films, il y a ici beaucoup plus de plans sur les parties du corps morcelées, des mains, des pieds, que vous parvenez à rendre expressifs et même émouvants.

Je suis tributaire des comédiens qui ont envie de faire ça. Ca a marché avec tout le monde et ça a été un bonheur de travailler avec eux.

Le visage des acteurs de Music ne sont pas expressifs au sens conventionnel du terme. Ils ont au contraire un côté énigmatique qui déjoue les interprétations et qui peut rappeler les masques de la tragédie grecque. Était-ce une allusion délibérée ?

Je comprends ce que vous dites, même si je ne l’ai pas vu ou ne le vois pas moi-même de la sorte. Mais de manière générale, les masques m’intéressent et même avec un masque l’expression demeure possible. C’est le ressort du théâtre depuis toujours, et le cinéma d’animation fonctionne comme ça, je trouve cela toujours aussi fascinant.

Vous indiquez que de votre point de vue, tous les personnages de Music sont innocents car ils ne font que réagir et non agir. Sans vouloir vous demander de trop expliquer le film, pouvez-vous revenir sur cette formule ?

Je pars du principe que tout un chacun est innocent. Si je partais d’un autre point de départ, je n’aurais pas envie de raconter. Je pars du principe qu’ils agissent en toute innocence, même s’ils se rendent coupables.

Est-ce pour cela que, contrairement au mythe d’origine, votre personnage d’Œdipe n’a pas la pleine conscience de l’acte qu’il a commis ?

Oui. Si je lui avais donné la conscience d’être coupable, il aurait forcément réagi dans un sens ou dans un autre. Il se serait crevé les yeux ou autre chose. Le maintenir dans cette ignorance m’a donné la possibilité de raconter que bien souvent, on n’est pas conscient de ce que l’on fait, tout simplement.



Vous dites avoir cherché longtemps la musique idéale avant de tomber sur les compositions de Doug Tielli. Si la question n’est pas trop absurde, pouvez-vous nous donner une idée du genre de sensations que vous souhaitiez que celle-ci évoque ?

La question n’est pas absurde, mais c’est déjà difficile d’utiliser des mots pour décrire de la musique, alors décrire une musique qui n’existe pas encore, c’est presque impossible. La musique est pour ainsi dire le langage du personnage principal, elle remplace ses mots. La personne responsable de la musique devait donc parler la langue du protagoniste, elle devait parvenir à le faire s’exprimer à travers sa musique. En quelque sorte, c’est cette personne le personnage principal.

Je ne connaissais pas du tout la musique de Doug Tielli et avant même d’entendre sa musique, j’étais tombée sur une photo de lui. J’avais cherché longtemps, en ligne principalement, et en le voyant, je me suis tout de suite demandé quel genre de musique il pouvait bien composer. Dès que je l’ai écouté, je me suis dit « nous y voilà ». Doug vit quelque part dans la campagne canadienne, on s’est donné rendez-vous à Toronto et cette rencontre a été décisive pour le film.

Les morceaux que vous avez utilisés existaient déjà ?

C’est le cas d’un seul morceau : le tout premier que l’on entend dans la partie qui se déroule à Berlin, lorsqu’il chante avec la jeune femme. Suite à notre rencontre, Doug m’a envoyé plusieurs morceaux sur lesquels il était en train de travailler. J’en ai choisi trois parmi ceux-là. Il a ensuite travaillé dessus avec Aliocha Schneider, et au final ce sont ces morceaux que l’on entend lorsque son personnage chante sur scène.

Envisagez-vous de rendre disponible la musique du film ?

Non … mais un nouvel album de Doug Tielli vient de sortir, sur lequel on peut entendre l’une des chansons. Il s’appelle Reflection Affection.

Vous mentionnez parmi vos sources d’inspirations esthétiques pour Music le cinéaste grec Theo Angelopoulos, que l’on n’aurait pourtant pas forcément relié spontanément à votre cinéma ? Pouvez-vous nous dire ce qui vous a parlé dans son œuvre?

Il n’y a pas d’influence directe, mais beaucoup de ses images me sont revenues en mémoire lorsque j’ai cherché des lieux de tournage en Grèce. Peut-être que son regard sur les paysages, que je trouve totalement non sentimental, m’a aidé.

Après ce film muet, avez-vous envie de revenir à un film dialogué ?

(rires) Oui! J’ai envie.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 3 mars 2023. Merci à Chloé Lorenzi et Yasmine Bouhadjar.

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