Dans un mystérieux renversement des rôles, les raies mantas ont pris le contrôle de la Terre et de l’humanité. Avec Flatastic, la Française Alice Saey signe un court métrage d’animation étonnant, où la violence est pastel et où les tonalités contraires se rencontrent dans un univers imprévisible. Ce beau film a fait sa première mondiale en compétition au Festival de Rotterdam et est projeté cette semaine au Carrefour du cinéma d’animation. Alice Saey est notre invitée.
Quel a été le point de départ de Flatastic ?
J’ai commencé à développer l’idée de Flatastic en 2016 avec mon amie d’enfance, l’actrice et autrice Léa Perret. Nous venions toutes les deux de sortir de nos écoles d’art respectives et avions toujours voulu créer quelque chose ensemble. À l’époque, je commençais à développer un style d’animation basé sur des chorégraphies de motifs organiques, qui mettaient en relation animaux, plantes, objets et personnages sur un même plan. Je voulais explorer le thème de la répétition, du comportement de groupe, de l’orchestration de l’ordre et du désordre dans un projet narratif. Léa venait d’écrire une comédie apocalyptique sur la télé-réalité.
Les sujets de Flatastic reflètent un sentiment général d’anxiété spécifique à notre génération ; Léa et moi avons commencé nos vies d’adultes au sortir du lycée en pleine crise économique, et trouvions paradoxal d’avoir à désormais construire un avenir professionnel alors que la crise environnementale devenait accablante. Nous discutions de notre position en tant qu’êtres humains, de nos responsabilités, de notre culpabilité, de nos biais de comportement. Nous nous sommes mises à fantasmer sur un monde où nous ne serions pas dominants, où une autre espèce serait aux commandes. Nous avons commencé à imaginer une fable dans laquelle nous pouvions nous moquer de nos modes de vie anthropocentrés, tout en questionnant des schémas de domination plus vastes que nous reproduisons malgré nous.
Flatastic dépeint une forme de violence, mais une violence très colorée. Comment avez-vous abordé ce traitement d’un univers aliénant à travers des couleurs ravissantes ?
Le ton de Flatastic oscille entre la comédie, la violence, le mystère, le malaise. Pour raconter une telle histoire, celle de la prise de pouvoir de raies mantas sur l’espèce humaine et la création d’une nouvelle hiérarchie planétaire, nous voulions contourner l’usage du dialogue et essayer de diriger la narration et l’expressivité des personnages par des sensations picturales et sonores. En cela, le point de vue est moins « humain ». La mise en scène s’est développée sur une base assez schématique où nous avons réduit notre palette d’éléments, qu’on appelait nos « signes » : un type de personnages humains, un type de costume, un moyen de transport, un casse-croûte, une boisson, un type d’architecture… Nous voulions jouer avec l’idée de la réversibilité de ces codes et leur détournement par les raies dans ce nouveau monde.
Les couleurs jouent un rôle dans cette construction graphique un peu radicale, elle n’est pas là pour traduire un réalisme mais créer une émotion et incarner les grands concepts du film. Le rose, le violet, le blanc/bleu éclatant correspondent au monde aseptisé humain, les nuances de vert, les roses sombres, les bruns correspondent au monde sous-marin martyrisé, le jaune à l’oiseau, personnage neutre, et à la chaleur écrasante du soleil qui évoque la Terre, entité arbitre de la guerre entre les deux espèces. La fraîcheur des couleurs sert à créer un décalage avec la violence commise par les personnages, pour nourrir une certaine ambiguïté. J’ai développé une palette pop, inspirée de l’univers des open spaces, des post-its, des couleurs de sacs plastiques, de chewing-gum gum, de costumes tons sur tons.
Que représentent pour vous les raies mantas, est-ce que vous pouvez nous parler de ce choix ?
Dans l’une des métaphores apocalyptiques de sa pièce, Léa avait imaginé un banc de raies mantas volant au-dessus de l’océan. Cette image nous a marquées. Et si les raies contrôlaient le monde ? À quoi cela ressemblerait-il ? Un des concepts fondamentaux de notre recherche était l’anthropomorphisme ; comment, en tant qu’êtres humains, nous sommes coincés par la perception de notre propre corps, comment nous avons tendance à sympathiser avec tout ce qui nous ressemble ou répond à nos besoins. Pour le film, nous voulions trouver une espèce dominante capable d’affirmer une nouvelle forme d’autorité et d’inverser l’équilibre. Une sorte de domination formelle qui serait en soi si violente que le récit pourrait naviguer entre des émotions ambiguës sans être trop littéral.
Si les raies mantas devaient « rayomorphiser », évidemment, elles façonneraient le monde à leur image et le rendraient plat. Ça nous a fait rire. L’aplatissement évoquait à la fois les normes de beauté contemporaines (écrans plats, ventre plat, etc.), une certaine idée de hiérarchie « horizontale », et en même temps une dématérialisation, un écrasement des différences.
Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?
Stanley Kubrick, Sidney Lumet, Jacques Tati, Aki Kaurismaki, Roy Andersson, Paul Thomas Anderson, Lynne Ramsay, Apitchapong Weerasethakul… Je suis une grande fan de Twin Peaks de David Lynch. Canine de Yorgos Lanthimos, Grave de Julia Ducourneau ou Good Times des frères Safdie sont des films qui m’ont aussi beaucoup marquée.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent à l’écran ?
Dernièrement, j’ai été bouleversée par le film Aftersun de Charlotte Wells. Je viens de finir de regarder la série The Curse de Nathan Fielder et Benny Safdie que j’ai trouvée extraordinaire. Côté animation, j’ai beaucoup d’idoles mais je trouve le travail de Momoko Seto et Nikita Diakur particulièrement novateurs.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 25 janvier 2024. Un grand merci à Luce Grosjean. Crédit portrait : Domestika Inc.
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