Entretien avec Alejandro Landes

Monos du Colombien Alejandro Landes a été très remarqué à Sundance puis à la Berlinale. C’est une expérience viscérale qui suit le parcours de quelques enfants soldats, errant dans la jungle comme hors du temps et hors du monde. Le réalisateur nous parle de son inspiration, de ce qui fait de Monos un film si particulier, et de sa collaboration avec l’excellente compositrice Mica Levi. Sortie en salles le 4 mars, cette pépite est désormais visible en vod !

Quel a été le point de départ de Monos ?

Le film est né de plein de sources différentes. Il y a la brume de guerre particulièrement dense du monde d’aujourd’hui, où les lignes de combat semblent si floues et les alliances changent si rapidement. La longue, très longue guerre civile en Colombie et les peurs profondes qui entourent le processus de paix. Les films de guerre comme Apocalypse Now, mais qui ici seraient racontés par ma génération et d’un pays comme la Colombie. Et puis il y a les choses que vous lisez au lycée comme Sa majesté des mouches de William Golding ou Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, dont le pouvoir allégorique transcende les époques, les conflits ou les pays. Ces deux romans restent dans votre subconscient, comme un totem ou un tatouage. C’est pourquoi l’image la plus emblématique de Sa majesté des mouche, la tête du cochon, figure aussi dans Monos en tant qu’hommage.

Vous avez décrit votre film comme un « rêve halluciné ». Comment avez-vous abordé le style visuel de votre film avec Jasper Wolf pour raconter cette histoire ?

Je ne crois pas en l’idée de style visuel, plutôt en une identité visuelle qui doit être spécifique vis-à-vis des visages, des lieux, de l’histoire, de l’esprit du film – comme des empreintes digitales. Il y a eu une guerre civile qui a semblé interminable en Colombie, et ce à bien des égards : les paramilitaires, les guérillas, la drogue, le gouvernement, les intervenants étrangers etc. La fragile possibilité d’une paix est dans l’air, et on l’attend depuis longtemps. Monos explore ce moment à travers le prisme du film de guerre. Et même si c’est la première chance de vivre cela pour ma génération, ce n’est pas la première chance pour notre pays. Et par conséquent, ce processus est accompagné d’un certain nombre de fantômes. Ces fantômes, et la nature non-conventionnelle de la guerre aujourd’hui, nous ont inspiré pour donner au film un aspect de rêve fiévreux, halluciné.

Monos ressemble à un film réaliste sur la guerre civile et les enfants soldats en Colombie, mais il y a aussi une grande dimension d’étrangeté, d’inquiétude et de métaphore. Comment avez-vous équilibré ces différents tons lors de l’écriture ?

L’idée, de l’histoire jusqu’à la conception des décors, était de créer un réalité atemporelle, hors du monde et hors du temps, loin de tout – avec ce groupe d’enfants qui sont entrainés et surveillés par une force invisible. Et même si les spécificités de la guerre civile colombienne ont constitué une source d’inspiration, l’idée a toujours été que l’expérience du film transcende les frontières et qu’on crée ici comme un monde à part. Nous nous sommes inspirés de bien des lieux et bien des conflits. Les monos sont en mission et font partie d’une armée clandestine. C’est un groupe de soldats basés en arrière-ligne du conflit et un groupe d’ados très unis. L’autre conflit est lié à l’adolescence, qui est une phase de conflit intérieur. Le corps change, la voix aussi… on veut appartenir à un groupe mais on veut aussi être seul. Le mot « monos » vient du grec signifiant « un » ou « seul ».

Mica Levi apporte encore une fois quelque chose de très particulier par sa musique. Comment avez-vous eu l’idée de l’inclure sur ce projet et comment avez-vous collaboré ensemble ?

Mica est arrivée après avoir vu un montage inachevé du film ; elle m’a d’abord envoyé un enregistrement de sifflement et de timbales. J’ai tout de suite eu un déclic et nous avons commencé à travailler ensemble. Je suis allé à Londres plusieurs fois et nous avons travaillé avec un grand talent de la supervision musicale, Bridget Samuels. L’alchimie a pris avec Mica qui a bien compris l’esprit du film : les visages, les couleurs, l’environnement extrême, l’absence d’époque ou d’endroit précis. Elle a une formation classique mais elle est tout autant inspirée par la pop ou le heavy metal ; elle peut mêler une musique au synthé avec un quartet. Tout cela apporte une sensibilité particulière, un mix d’instruments qui crée un son particulier, émouvant et atemporel.
 
Mon précédent film (Porfirio, qui est passé à Cannes en 2011) ne comportait que de la musique dont la source était visible à l’écran. Je suis sensible à la musique et je pense qu’elle doit être utilisée avec parcimonie et dans un but précis. Monos a quelque chose de monumental, mais aussi de minimaliste dans son esthétique. Mica a essayé de rester fidèle à cela dans sa musique – son impact est puissant, et pourtant il n’y a pas plus de 23 minutes de musique dans tout le long métrage.
 
Dans un film avec tant de protagonistes, la clef en ce qui concerne la musique était de lui donner du caractère. Une approche à la Pierre et le Loup en quelque sorte, donnant un aspect de fable au film. Les deux principaux thèmes musicaux du film sont deux sifflements épiques, réalisés par Mica en soufflant dans des bouteilles vides, chez elle. Le premier est un sifflement d’autorité, qui est strident et toujours identique. Il évoque la présence de l’Organisation. L’autre est comme un sifflement d’oiseau qui illustre le lien entre les enfants ; il est d’abord assez brut et devient de plus en plus mélodique au fil du film. Il y a également les timbales qui soulignent le sifflement d’autorité et évoquent l’idée de « loi ». C’est le son d’une force de l’ombre qui tente de contrôler le groupe à distance. Il y a des progressions qui agissent comme des poussées d’adrénaline, directement inspirée d’une musique dance que Mica a façonnée pour la rendre plus tordue et étouffante. Lorsqu’il y a un changement important de décor, le son change mais pas la musique – son rôle est plus narratif qu’atmosphérique.

Quels sont vos réalisateurs favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?

Question difficile. Il y en a beaucoup qui vont et viennent dans ma vie selon les saisons, l’état d’esprit ou ce que je fais. Je peux en tout cas vous dire que mon père ne nous autorisait pas à regarder la télévision. Mais nous avions quelques films : ses films à lui. C’est ce que nous étions autorisés à voir, encore et encore. J’ai vu Lawrence d’Arabie et Das Boot tellement de fois que j’ai commencé à comprendre comment ils ont été faits.

Quelle est la dernière fois vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

La première chose qui me vient à l’esprit est le sentiment très fort que j’ai eu en regardant Hunger de Steve McQueen et Santiago de Joao Moreira Salles. Ainsi que L’Humanité de Bruno Dumont.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 1er avril 2019.

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