Festival de La Roche-sur-Yon | Entretien avec Albert Serra

Couronné à la rentrée au Festival de San Sebastian et présenté en première française au Festival de La Roche-sur-Yon, Tardes de soledad est le premier documentaire de l’Espagnol Albert Serra. Avec ce film qui narre le quotidien d’un torero, il signe un nouveau geste esthétique stupéfiant. Tardes de soledad met en avant la vanité absurde de la corrida, cet affrontement ultra-codifié à la fois pathétique et flamboyant entre l’Homme et la Nature. Rencontre avec le cinéaste qui a accordé sa seule interview française au Polyester.


Tardes de soledad est votre premier documentaire mais il s’inscrit dans la continuité de votre cinéma en explorant plusieurs de vos thématiques fétiches, tels par exemple des protagonistes masculins héroïques qui s’accrochent au pouvoir. Que vous évoque ce mot d’héroïsme ?

Je ne sais pas. Sincèrement, c’est peut-être un hasard absurde si Tardes de soledad parle d’un même sujet que mes autres films, parce que son origine est très différente. Je connais le directeur du master de documentaire créatif de l’Université de Barcelone et je sais qu’il organise souvent des collaborations avec des cinéastes afin qu’ils signent un documentaire ou viennent faire une masterclass. Cela fait dix ans qu’il m’invite et chaque année je lui réponds que je ne veux pas faire de documentaire, que je n’ai pas de sujet, et que rien dans la réalité ne m’intéresse. Comme c’est un ami, il a quand même insisté et j’ai fini par avoir cette idée : le seule sujet qui pourrait m’intéresser c’est la corrida parce que c’est vraiment radical.

Je n’aime pas beaucoup les documentaires à moins qu’ils parlent d’une réalité violente, qu’ils soit difficile et qu’ils soient un peu, je ne sais pas, je ne dirais pas risqué pour les réalisateurs, mais au moins que le contenu soit un peu controversé. Je pense par exemple aux films de Wang Bing, Zhao Liang, Ulrich Seidl, tous ces gens-là. Ou même Gianfranco Rosi. Parler des problèmes de ses voisins de quartier, c’est ridicule. On peut trouver des sujets partout mais si c’est pour ne pas arriver au niveau de ces réalisateurs-là, de mon point de vue ça ne vaut pas la peine. Et puis si je tourne un documentaire sur un sujet, ça veut dire que c’est un sujet sur lequel je ne peux absolument pas imaginer de fiction.

J’estime que la tâche la plus difficile dans le fait de faire des films de fiction, c’est la direction d’acteurs, parce que c’est ça qui apporte une dimension organique. Donc j’ai toujours pensé que les réalisateurs qui ne faisaient pas de direction d’acteurs étaient un peu paresseux ou bien pas très talentueux (rires). Avec comme exception qu’il existe certains sujets qui ne permettent pas la fiction, comme chez Zhao Liang par exemple. Dans le cas de la corrida : soit on est toréador, soit on est acteur, mais les deux à la fois ça ne marche pas. J’ai donc fini par me dire pourquoi pas. J’avais quelques connaissances sur le sujet et j’ai réalisé que ça collait bien avec ma façon de tourner. En fait on m’a toujours dit que ma manière de faire des films était très proche du documentaire : trois caméras autonomes, différents angles, quatre prises très très longues, pas beaucoup d’intervention, pas beaucoup de communication avec les acteurs, etc.



Cette structure faite de cycles et répétitions, c’est quelque chose que vous aviez en tête dès le départ ?

La vraie différence avec mes films de fiction, ça a été de trouver une structure, de trier parmi les 700 heures qu’on a filmées. Mais comme dans mes films de fiction il y a la sensualité, l’hypnose, le montage ainsi que, d’après les spectateurs, la répétition. Moi je ne trouve pas ça répétitif mais bon. Il y a des spectateurs qui s’ennuient face au film et d’autres qui sont dans une tension permanente. En réalité on a cherché à reproduire la structure d’une vraie corrida en passant d’un taureau à un autre puis à un autre. On a filmé quatorze corridas différentes mais je ne les ai pas toutes utilisées. J’ai tourné des scènes de nuits dans les champs, qui correspondent aux deux premiers plans du film. J’ai tourné avec des jeunes apprentis matador en pleine nuit, dans la forêt, avec des taureaux en liberté. Les images étaient tellement belles et extraordinaires, mais l’intensité n’était pas là, c’était pas la même intensité que ce qu’on voit dans le reste du film.

On a dépensé beaucoup d’argent pour préparer tout ça, parce que les taureaux étaient en liberté alors on devait sécuriser tout ça, et d’ailleurs c’était un cauchemar. Je pense que si ça n’a pas marché c’est parce qu’il n’y avait pas de sang. C’était dangereux mais s’il n’y a pas de sang ou d’épée qui transperce, ça perd un peu d’intensité. On perd le rituel, on perd la transcendance un peu, la vie, la mort. Mais pour répondre à la question, on trouve pendant le montage, et on voit vraiment où est la clé, l’essence du film, ses moments les plus puissants. La « vérité » du film, puisque c’est un mot qu’ils utilisent beaucoup. Moi-même je ne sais pas qu’est-ce que ça va donner jusqu’au premier moment où je regarde le film, parce que tout est tellement ambigu et les choix sont tellement arbitraires. Le montage peut être comme un ballet, le but est de parvenir à faire croire à tout ce qu’on montre alors que tout est de l’artifice.

Ici c’est un documentaire mais c’est un peu comme Pacifiction, il y a de l’artifice partout. Les décors, les costumes, tout ça apporte déjà de l’artifice. Les rituels, c’est par définition de l’artifice. C’est une espèce de représentation, c’est déjà de la mise en scène qui nécessite un respect précis, c’est déjà de la conscience de soi. Chaque rituel est déjà une représentation. Et en même temps tout est transi de vérité, c’est la vérité de la vie et de la mort. Je n’ai évidemment pas évité toutes ces images de violence, je ne me les suis pas épargnées mais j’ai essayé de trouver l’équilibre, parce que sinon, ç’aurait été un peu, comment dire, expressionniste. Je voulais trouver un équilibre entre le respect du rituel et la violence du risque encouru, afin de ne pas tomber dans la partialité. Je pense que le résultat donne une image assez objective de la corrida. Au final je trouve que le film a trouvé un équilibre naturel. Après tout c’est un documentaire.



J’aime beaucoup les interventions du quadrille dont les commentaires sont toujours dans l’excès, comme si leurs mots à eux étaient déjà une mise en scène.

Mais c’est comme ça, c’est un fanatisme extrême. Et c’est un peu contagieux évidemment. Le risque encouru est tel qu’ils sont très tendus, les insultes qu’ils lancent au taureau c’est incroyable. Il faut dire qu’on a eu la chance, ou la malchance, de tomber sur des taureaux difficiles, des taureaux violents, pas obéissants, pas nobles, des taureaux un peu ignobles qui ne pouvaient pas s’exprimer avec la même magie que des taureaux les plus obéissants. L’un des membres de la quadrille prononce une phrase que j’aime beaucoup, parmi tous leurs dialogues hallucinants, c’est « la vida no vale nada ». Je me suis occupé des sous-titres français et j’ai insisté pour qu’on traduise par « la vie ne pèse rien » plutôt que « ne vaut rien ». Parce que pour moi, cette phrase veut dire qu’il faut risquer sa vie, la vie n’a aucune valeur à moins que tu l’utilises pour faire quelque chose de grand. La vie, en soi, c’est rien, il faut l’agiter, il faut la mépriser, il faut l’utiliser pour faire quelque chose. L’auto-préservation ça ne vaut rien. C’est le message de la corrida.

Aujourd’hui, tout est communication, tout le monde est en train de créer une image de soi-même, mais dans la corrida il faut passer à l’acte. Ca ne suffit pas la communication, ça ne suffit pas de projeter une image de soi-même pour s’en sortir, et je pense que c’est une belle métaphore du monde contemporain. La guerre, c’est aussi la vie et la mort par exemple. Ça ne sert à rien de se contenter de faire de beaux discours alors qu’il y a des gens qui sont en train de mourir réellement. En Russie et en Ukraine, on dit qu’il y a déjà 300 ou 400 000 morts de chaque côté, c’est pas une blague, c’est réel. N’importe quel idiot dirigeant de l’Union Européenne peut faire n’importe quel discours mais au final pour gagner la guerre il faut aller la faire. Il n’y a pas d’autre solution. La corrida nous rappelle qu’il y a des moments où il faut passer à l’acte, des moments où il n’y a pas toujours de raccourci. Et en même temps cela symbolise une certaine harmonie avec la nature, une certaine acceptation, un rappel qu’il existe des choses sauvages qui échappent à notre contrôle.

Concrètement, comment avez-vous travaillé avec votre chef opérateur pour capter des choses aussi difficile à filmer ?

Oui, c’est difficile, car la corrida c’est un mouvement perpétuel et parce qu’on était très éloignés de l’action. J’ai eu l’idée d’effacer entièrement le public par exemple, parce que pour moi, le plus vulgaire dans la corrida c’est le public. Il y a toujours plein de gens bourrés dans les corridas. Au début de l’été, au mois de mai, il commence à y avoir du soleil à Madrid, et le vendredi ou le samedi, les gens vont commencer à boire dès le déjeuner vers 15 heures et les corridas commencent vers 18h30, alors forcément.

Il faut dire qu’à Madrid, le public est plus violent qu’ailleurs. C’est sans doute le public le plus proche de ce que devait être le public du Colisée à Rome. C’est aussi une idée qui me vient des mes précédents films qui se déroulent tous sur une île, dans une forêt isolée ou encore une chambre mortuaire. Je trouvais que ça permettait de rajouter un peu de conceptualisme dans la mise en scène. Il y a déjà beaucoup d’organicité dans le film, on a déjà beaucoup de matière réelle imprévisible, violente et physique, que cela nous aidait à donner un peu plus de sérieux, à ne pas tomber dans le folklore ou dans la banalité du quotidien. Je voulais m’approcher tout en donnant une structure artistique sans tomber dans… tu as vu le film de Philippe Parreno et Douglas Gordon, Zidane ?

Oui.

Je ne voulais pas tomber dans cet espèce de côté, je ne dirais pas spéculatif, mais un peu snob, d’une certaine façon. Je tenais à conserver une certaine humanité. Un mélange d’humanité et de conceptuel, comme dans tous mes films. Je trouve ça plus beau et moins bourgeois. J’adore la scène ou le taureau regarde la caméra parce qu’à ce moment-là il devient sujet. Dans la corrida, le taureau n’est qu’un objet à faire tomber, c’est la victime d’une farce. Soudain en regardant la caméra il devient sujet, et la corrida devient une espace de duel. Naît alors une forme de tristesse. C’est là qu’on réalise qu’il y a beaucoup de points communs entre la corrida et le cinéma.

Dans les deux cas, la concentration est la clé de tout et il est question de maîtriser le temps et de créer le calme autour de soi. Quand on va au cinéma, c’est pour voir une autre temporalité que celle de la vie quotidienne, non ? On veut tous sortir de la quotidienneté. La mise en scène de cinéma c’est un travail sur le temps et l’espace, et les toreros font la même chose. Ils étudient les mouvements, la psychologie, et c’est un peu ce que je fais avec mes acteurs. Dès qu’un torero rentre dans l’arène il doit faire preuve de beaucoup de calme, ne jamais sur-réagir et étudier. Ce qu’il y a de fascinant c’est que cette attitude contamine leur vie quotidienne : dans leur vie quotidienne les toreros sont calmes et à l’écoute d’une façon presque poétique.

On dit parfois que ce qu’il y a de plus fascinant au cinéma c’était de voir quelqu’un non pas en train de parler, mais en train d’écouter. Le taureau est un sujet actif et très violent, une espèce d’ange exterminateur, mais le paradoxe de la corrida c’est que la façon de le vaincre réside dans d’observation, le calme, une sorte de passivité. Il faut tromper le taureau avec des moyens beaucoup plus subtils et beaucoup plus élégants que la simple violence. Même si, évidemment, le taureau est un peu puni pour le calmer un peu. Si on ne le punissait pas, il serait trop imprévisible, on ne pourrait pas arriver à avoir cette communication, cette harmonie. Il est beaucoup question d’harmonie dans la corrida, d’une espèce de séduction presque physique, c’est très cinématographique.



Et comment avez-vous bien pu procéder pour capter les sons et les dialogues ?

Les toreros avaient des micros sans fil dans le dos, mais pendant le tournage il y avait trop de bruits pour qu’on arrive à vraiment distinguer ce qu’ils se disaient entre eux, même s’ils étaient proches de nous. J’ai découvert tout à ça au montage et c’était génial. Rien que certains bruits sont incroyables, comme le claquement des cuisses, mais certains dialogues sont carrément inoubliables. Quand, après sa blessure, le torero dit qu’il a eu de la chance, son manageur lui répond « et tu en auras toujours parce que tu le mérites », c’est complètement taré. Ça témoigne d’une telle foi dans la vie, c’est presque une leçon pour nous.

C’est encore de la mise en scène. C’est presque divin comme message.

C’est ça, il y a une connexion avec l’au-delà dans la corrida car le danger est vraiment là. Et si tu crois suffisamment, tu survis. Même si c’est ridicule, du point de vue objectif, non ? C’est une tradition qui vient de loin et il y a des gens qui y croient sérieusement, mais en soi, c’est ridicule. Néanmoins, si tu vas au Portugal et que tu vas voir une de leur corrida, ça n’a rien à voir. Chez eux il n’y a pas de mise à mort, et quelque part c’est encore plus absurde. Ça doit être ça, la différence entre le caractère des Espagnols et des Portugais (rires).


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 16 octobre 2024. Un grand merci à Estelle Lacaud.

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