Critique : Sans frapper

Ada a dix-neuf ans. Elle accepte d’aller dîner chez un garçon qu’elle connaît. Tout va très vite, elle ne se défend pas. Son corps est meurtri, son esprit diffracté. Le récit d’Ada se mélange à ceux d’autres, tous différents et pourtant semblables. La même sale histoire, insensée et banale, vue sous différents angles.

Sans frapper
Belgique, 2019
De Alexe Poukine

Durée : 1h25

Sortie : 09/03/2022

Note :

LES MOTS D’UNE AUTRE

Dans son salon, seule face à la caméra, une femme raconte le viol dont elle a été victime il y a plusieurs années. Une autre femme lui succède dans la scène suivante, et dans un dispositif semblable, raconte elle aussi l’agression sexuelle qu’elle a subi. Une troisième femme suit, nettement plus jeune, puis une quatrième plus âgée, etc… A chacune ses mots pour raconter. Mais pour raconter quoi exactement ? Il y a des points commun impossibles à ignorer entre leurs récits. A quel moment se rend-on compte qu’il s’agit en réalité d’une seule et même histoire, racontée par des bouts différents ? Relativement tôt (ce n’est pas un spoiler), mais cela reste difficile à dire, et c’est la première réussite du documentaire d’Alexe Poukine, qui n’est jamais exactement là où on l’attend.

A l’origine de Sans frapper, il y a donc une seule histoire, une histoire vraie. Celle d’Ada, une jeune femme qui n’apparait jamais à l’écran mais dont les mots – racontés par d’autres – sont omniprésents. Pourquoi une telle « mise en scène » de sa parole ? Parce que celle des victimes de viol est rarement écoutée et prise au sérieux, mais aussi parce que l’aspect irrationnel de sa réaction à l’époque (Ada est retournée spontanément voir son violeur à plusieurs reprises, de son propre chef) pose des questions qui dérangent. Parce qu’il ne ressemble pas au récit « idéal » et fantasmé du viol telle qu’on est prêt à l’intégrer, ce récit nous oblige à nous interroger sur ce que nous sommes prêts à entendre, prêts à croire.

On pourrait dès lors dire qu’il y a trois sujets différents et successifs dans Sans frapper. L’histoire d’Ada tout d’abord, puis l’histoire des 14 personnes invitées à raconter son histoire à sa place. Que leurs vécus soient éloignés ou non de celui d’Ada, leur subjectivité déborde de leur interprétation. La frontière est de plus en plus floue entre le récit d’origine et leurs propres histoires. On ne sait plus où commence le commentaire et où se termine l’interprétation. Ce qu’Alexe Poukine filme, c’est comment on peut aussi se raconter par les mots d’une autre.

Le 3e sujet n’est pas le moins glaçant. C’est la différence avec laquelle nous autres, auditeurs de cet éprouvant récit, recevons ces mots en fonction de qui les raconte. Certaines phrases reviennent à différents moments du film, mais on s’en aperçoit à peine tant ils sonnent différemment dans la bouche de telle ou telle personne. Sont-elles plus crédibles dans la bouche d’une femme visiblement éduquée et aisée ? Le comportement difficilement compréhensible d’Ada provoque t-il un jugement plus sévère si cette dernière prend les traits d’une fille supposée facile ? Bien plus qu’un vain exercice narratif, Sans frapper est un documentaire passionnant dont l’écriture originale rend justice à la complexité de ces questions.

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par Gregory Coutaut

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