Critique : Sans filtre

Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de force s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers.

Sans filtre
Suède, 2022
De Ruben Östlund

Durée : 2h30

Sortie : 28/09/2022

Note :

LES MAINS SALES

Dans une scène furtive de la satire politique roumaine Bang Luck Banging, une jeune fille confie dans un élan bouffon son envie soudaine de vomir face à la simple présence de sa grand-mère et des idées nauséabondes de cette dernière. Avec Sans filtre, c’est comme si le cinéaste suédois Ruben Ostlund avait repéré ce détail, décidé de brancher un ampli dessus et poussé le volume à fond. Ça vomit pas mal en effet à bord du paquebot qui sert de principal décor au film. Ça vomit même beaucoup, dans quel autre film d’auteur a-t-on déjà vu autant de scènes de gerbe ? C’est en parti à cause du mal de mer causé par un orage, mais les raisons supplémentaires d’avoir la nausée face cette galerie de personnages monstrueux ne manquent pas.

Le titre original du film, Triangle of sadness, fait référence à la ride du lion, critère physique décisif pour le protagoniste, mannequin professionnel. Ce triste triangle c’est aussi celui du film, divisé en trois actes comme un pièce classique, mi-farce mi-tragédie. Cette structure est à vrai dire un gimmick un peu gratuit car le film, qui explose littéralement dans ses deuxième et troisième acte, aurait rétrospectivement bénéficié à abréger sa première partie. D’une part car celle-ci se focalise sur deux personnages qui sont par la suite oubliés au profit d’un récit de groupe, d’autre part car c’est là que l’écriture incisive d’Östlund se fait la moins percutante. Le film sort chez nous sous le titre de Sans filtre, tel un spectacle d’humoriste malaisant ou une bio twitter de provocateur réac (la malédiction se poursuit d’ailleurs pour Ostlund, après les traductions cringe de ses précédents films : Involuntary devenu Happy Sweden, Force majeure devenu Snow Therapy), et cette première partie se contente effectivement d’enfoncer des portes un peu convenues.

Des filtres, les personnages de Sans filtre en ont justement trop (une hôtesse aux joues figées à force de se contraindre à sourire à des cons) ou pas assez (la millionnaire qui lui répond sans rire « nous sommes tous égaux » depuis son jacuzzi). C’est quand Ostlund mélange tout ce petit monde sur un navire secoué comme un shaker que son cocktail devient choc. Tel Radu Jude, cité en début d’article ou Ulrich Seidl, Östlund peut être qualifié de caricaturiste, mais sa critique de tout et son contraire, du communisme au capitalisme, des vieux aux jeune, menace de s’aplatir dans une superficialité inoffensive. Bien qu’il soit beaucoup question de politique ici, Sans filtre n’a pas l’impact de Bad Luck Banging ou Rimini. En revanche, ce qu’Östlund propose, c’est davantage qu’un chouette ouragan d’absurdité ou une potacherie plaisante : il nous offre un cadeau très apprécié : le plaisir d’être choqué.

Sans filtre est-il subtil ? Pas vraiment, non. Est-ce un défaut ? Après tout, les violences de classe que le film pointe du doigt ne sont pas forcément plus discrètes, et elles méritent bien qu’on leur vomisse dessus. On pourrait légitimement craindre que ces personnages qui tombent et qui se rotent au nez tireraient le niveau général vers le caniveau, mais c’est justement lorsqu’il s’autorise à piocher avec une cruauté jubilatoire dans le registre du cartoon et du film catastrophe (on pourrait presque même évoquer le body horror) que Sans filtre fait mouche et devient vraiment drôle. Ces scènes imprévisibles et choquantes, d’une vulgarité parfois insensée, génèrent en même temps le rire gras et un sens du danger. C’est dans cet équilibre rare qu’Östlund trouve le meilleur regard sur ses personnages : c’est là qu’en tant que cinéaste, il a les mains aussi sales qu’eux.

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par Gregory Coutaut

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