Au lever du jour j’ai été surprise par un grand BANG et n’ai pas retrouvé le sommeil. A Bogota, à travers les montagnes, dans le tunnel, près de la rivière. Un Bang.
Memoria
Colombie, 2021
De Apichatpong Weerasethakul
Durée : 2h16
Sortie : 17/11/2021
Note :
I WALKED WITH A ZOMBIE
Il est souvent question de rêves extraordinaires et de sommeils profonds dans le cinéma enchanteur d’Apichatpong Weerasethakul. Memoria, à l’inverse, débute avec une héroïne tirée brutalement de son sommeil par un bruit violent, brutal. D’où vient ce son ? Quelle est sa nature ? L’énigme est déjà parfaitement insolite et devient de plus en plus vertigineuse au fil du film. Ce son parvient à être effrayant… tout en devenant lors de certaines scènes un ressort comique – jusqu’au malaise.
Lors d’une scène incroyable de Memoria, Jessica (Tilda Swinton – qu’on a l’impression de découvrir pour la première fois, qu’on n’a jamais vue ainsi) essaie de se souvenir de ce son, de le reconstituer dans un studio. Car ce souvenir du son est comme le souvenir d’une émotion, d’un secret enfoui dans le cerveau. Le cinéma hypersensible d’Apichatpong Weerasethakul transpire d’émotions. La jungle chez le cinéaste exprime autant de sentiments que les protagonistes. Il en va de même pour la ville colombienne ici filmée : les reliefs de la cité, les courbes et perspectives, l’architecture, les lumières qui s’allument ou s’éteignent dans une galerie ou une bibliothèque – tout ressemble à un monde intérieur et expressif. Mais ce son étrange, qu’exprime-t-il ?
On vagabonde souvent entre deux états de conscience chez Weerasethakul. Jessica porte le même nom que le personnage envoûté dans Vaudou de Tourneur. Le cinéaste confie : « J’imagine un scénario dans lequel Jessica Holland, personnage comateux du film Vaudou de Jacques Tourneur, se réveille. Elle se retrouve à Bogota, attirée par un rêve ou un traumatisme dont elle ne se souvient pas. Elle marche, s’assoit et écoute ». C’est évidemment une clef – au son hypnotique et lointain des tambours dans Vaudou succède ce BANG majuscule dans Memoria, vers lequel on se dirige dans un drôle d’état. Les différents niveaux de conscience chez le cinéaste, qu’il s’agisse de rêverie, de méditation ou d’hallucination, amènent à porter un regard plus sensible sur le monde qui nous entoure, sur ce qui est visible ou ne l’est pas.
Memoria se distingue par son bouleversant mélange de beauté et de tristesse. Le film est magnifique même – voire surtout – quand il ne se passe rien. La nature magique peuplée de singes hurleurs charrie un riche imaginaire. Mais pourtant, nous dit-on, « il y a assez d’histoires ». A un autre moment : « les expériences sont néfastes, elles déclenchent une tempête dans nos souvenirs ». On a le sentiment d’un monde qui existe depuis toujours, où l’on découvre des ossements qui ont des milliers d’années. Mais on est aussi au bout de quelque chose, d’une histoire – ce monde-là semble épuisé. La fin, stupéfiante, est ce qu’on a vu de plus poétique au cinéma cette année. Tout en conservant ses secrets, le film nous invite à marcher, nous asseoir et écouter. C’est une contemplation sublime et poignante, étonnamment douce-amère, qu’offre ce cinéaste de génie.
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par Nicolas Bardot