Cinéma du Réel 2019 | Critique : Last Night I Saw You Smiling

Il reste quelques temps à ses habi­tants pour débarrasser et quitter le White building, l’un des derniers bâtiments modernistes de Phnom Penh, réinvesti par une communauté d’artistes et leurs familles, après avoir été déserté en avril 1975 lors de la prise du pouvoir par les Khmers Rouges et la déportation des habi­tants de la capitale. Récemment, le bâtiment a été racheté par une com­pagnie japonaise, soutenue par le gou­vernement cambodgien. Les étagères se vident, les murs tombent. Derrière les armoires qu’on emporte, les fresques peintes aux murs témoignent d’une longue histoire collective. Quand l’évacuation résonne dange­reusement pour certains avec les manières de faire du régime de Pol Pot, on se demande où est le collectif, où est passée la force de lutter…

Last Night I Saw You Smiling
Cambodge, 2019
De Kavich Neang

Durée : 1h17

Sortie : –

Note :

AVANT LA NUIT

Last Night I Saw You Smiling est le premier long métrage du Cambodgien Kavich Neang (lire notre entretien), dont les deux premiers courts ont été produits par son compatriote et grand nom du documentaire Rithy Panh. C’est une histoire intime que raconte le cinéaste puisqu’il a lui-même grandi dans ce bâtiment de Phnom Penh qui vit ses derniers instants. Neang avait initialement le désir de réaliser une fiction sur ce lieu emblématique de la capitale et qui constitue une trace historique. Littéralement rattrapé par le réel quand il a appris que le bâtiment allait être détruit, Kavich Neang a (pour le moment) abandonné la fiction, saisi sa caméra et filmé le crépuscule du lieu.

493 familles ont été priées de décamper de ce White Building. Une quarantaine d’années plus tôt, ce sont les Khmers rouges qui avaient commandité l’évacuation du bâtiment – et il flotte sur ce building comme de vieux fantômes. « Ça me rappelle le régime de Pol Pot », commente t-on en un éclat de rires. Neang filme la mémoire, les vieux souvenirs, une myriade de petites histoires qui en constituent une plus grande. Car c’est un lieu qui ouvre aussi l’imaginaire, comme lorsque l’on fait le récit d’un film tourné il y a des années et auquel une habitante a participé. On vit et on chante dans ce décor qui meurt, un beau paradoxe qui nous donne l’impression que le building de Last Night I Saw You Smiling côtoie le vieux cinéma de Serbis du Philippin Brillante Mendoza.

Mais les habitants sont surtout confrontés à la brutalité du présent. Ce ne sont que des murs, « mais ça me brise le cœur » confie l’un. Les promesses des autorités, accueillant les suppliques des habitants avec un revers de main, sont reçues avec méfiance et résignation. Les traits sont tirés, une femme porte une ceinture pour ses vertèbres, un homme a un pied en bois, les carnets sont mangés par les termites et les souris. Est-ce qu’on pourra partir avec les portes et les fenêtres ? Et pendant ce temps, la pop sirupeuse continue de passer à la radio.

Puis plus un bruit, si ce n’est celui des travaux et des destructions. Kavich Neang reste quand il n’y a plus personne. Il n’y a plus d’histoires à écouter et l’observation devient muette. Il y a des restes par terre, une vieille peluche penaude abandonnée dans un coin. Les fantômes, encore eux, pourraient resurgir dans cette grande et ancienne maison vide, mais la maison elle-même – tout un monde – va disparaître. Les gens ont eu déjà disparu, comme gommés du décor, comme s’ils n’existaient plus. Kavich Neang capture ce basculement avec une grâce mélancolique.

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par Nicolas Bardot

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