Critique : Jeunesse (Le Printemps)

Zhili, à 150 km de Shanghai. Dans cette cité dédiée à la confection textile, les jeunes affluent de toutes les régions rurales traversées par le fleuve Yangtze. Ils ont 20 ans, partagent les dortoirs, mangent dans les coursives. Ils travaillent sans relâche pour pouvoir un jour élever un enfant, s’acheter une maison ou monter leur propre atelier. Entre eux, les amitiés et les liaisons amoureuses se nouent et se dénouent au gré des saisons, des faillites et des pressions familiales.

Jeunesse (Le Printemps)
Chine, 2023
De Wang Bing

Durée : 3h32

Sortie : 03/01/2024

Note :

SUR LE FIL

Il y a 7 ans, dans son documentaire Argent amer, le réalisateur chinois Wang Bing racontait le sort de personnes venues du Yunnan pour trouver du travail à l’ouest de Shanghai. On y voyait déjà des individus pouvant passer une douzaine d’heures par jour devant leur machine à coudre. Dans son nouveau documentaire intitulé Jeunesse (sous-titré Le Printemps, suggérant un autre volet), Wang va encore un peu plus loin : ses 3h30 se passent quasi-intégralement dans des ateliers de confection de vêtements à Zhili, à 150 kilomètres de Shanghai. Il se concentre plus particulièrement sur des jeunes gens, à un âge où l’on imagine leurs têtes remplies de rêves.

Mais quelle place reste-t-il dans les esprits quand le travail semble si aliénant ? Wang Bing raconte le travail à la chaine, la mécanique répétitive, l’épuisement, la journée qui s’achève puis qui reprend. La vitesse d’exécution d’un jeune homme donne l’impression, le temps d’une scène, que l’image a été légèrement accélérée – ce qui n’est pas le cas. C’est une illusion, et on serait à deux doigts de perdre de vue qu’il y a bel et bien un individu de chair et de sang devant nous, et pas une machine. Le film ne choisit pourtant pas ce type de dramatisation. En contraste avec ce travail archi-formaté, Wang Bing fait le portrait kaléidoscopique d’une jeunesse qui vit, qui ressent, qui aime ou se dispute – comme n’importe quels autres jeunes. Chacun.e est nommé.e, et il ne s’agit nullement ici de filmer une masse laborieuse sans identité. La caméra attentive de Wang Bing saisit cela avec intelligence et finesse.

« Je t’ai battu » lance un protagoniste à l’autre, comme s’il s’agissait d’un jeu. Comment survit-on à ces conditions de travail à (cela ne s’invente pas) Happiness Road ? La mélopée assommante des machine à coudre ressemble comme deux gouttes d’eau, si l’on ferme les yeux, à des bruits de marteaux-piqueurs ? Peu importe, de la pop sirupeuse sera diffusée encore plus fort. Il y a les échanges spontanés, les éclats de rire, la drague. Mais sur la longueur c’est aussi un étouffement que Wang Bing dépeint, dans les ateliers certes, mais aussi quand on en sort : une grande rue s’étend à l’infini et tout semble se passer dans un monde clos, sans horizon visible. Le cinéaste filme ces décors de manière impressionnante, un peu comme si, au complexe industriel gigantesque d’A l’ouest des rails répondait cette cité tentaculaire dédiée à la confection textile.

Des jeunes gens attendent un bus, croquent dans une brioche : mais où peuvent-ils bien partir ? « Tous les ateliers, c’est pareil », dit-on comme pour décourager celles et ceux qui rêvent de jours meilleurs. La moindre minuscule augmentation de salaire devient le motif de discussions acharnées, des jeunes tentent néanmoins de protester contre leur exploitation. Ils pourront être rabroués sans ménagement, et d’ailleurs la caméra sera là, jamais cachée car tout le monde semble dans son bon droit. L’exploitation décomplexée et normalisée contamine tous les rapports. Les difficultés d’un avortement sont balayées d’un revers de main (« avorter c’est comme si tu te faisais mordre par un chien, c’est pas la fin du monde »), le premier réflexe quand un garçon s’ouvre la main est de craindre qu’il ne puisse plus travailler, et plus tard cette question : « comment tu peux bosser si tu as peur de demander ta paye ? ».

Le travail sur les échelles a toujours été remarquable chez le cinéaste. Un dispositif aussi nu que celui de Fengming, chronique d’une femme chinoise (un cadre fixe, une femme qui parle) a donné lieu à un témoignage magnétique. Les non-événements multipliés dans ses documentaires-fleuves constituent peu à peu des mosaïques géantes. C’est à nouveau le cas dans ce Jeunesse : des discussions, la confection de vêtements pour enfants, une bagarre, et c’est une ampleur labyrinthique qui se dessine. La tendresse juvénile résiste à un monde dur comme l’acier, où même les règles familiales sont pénibles. C’est un portrait aussi beau que saisissant. « C’est la vraie vie là, ça vaut le coup de filmer », dit un protagoniste à Wang Bing, qui filme et nous invite à voir. Tourné en 6 ans, Jeunesse fait partie des meilleurs documentaires de son auteur.

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par Nicolas Bardot

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