LA CONJURATION DES IMBÉCILES

Emi est obscène. En tout cas c’est ce que tout le monde lui renvoie à la figure depuis que sa sextape a filtré sur internet sans son consentement. Emi a pourtant une panoplie de femme fort respectable avec son tailleurs discret, son bon sens et son masque chirurgical correctement remonté sur le nez, contrairement à la moitié des gens qu’elle croise dans la rue (le film a été tourné en pleine distanciation sociale, ce qui ne manque pas d’apporter un sel grinçant à cette historie d’intimé envahie par les cons). Ce qui est obscène, c’est plutôt la ville autour d’elle. Une cité peuplée de maboules, qu’elle traverse le regard baissé, s’arrêtant seulement le temps de quémander un Xanax bien nécessaire.

Dans un mouvement récurrent, la caméra de Radu Jude (lire notre entretien) s’éloigne de son héroïne pour balayer les vitrines et les murs alentours, tous plus laids les uns que les autres. Publicités criardes, quidams vulgaires, brouhaha de chantiers et d’ambulances… En quelques scènes, Jude pose un regard à la fois impitoyable et absurde sur Bucarest (et la Roumanie en général) où les rares bâtiments culturels qui demeurent semblent être les semi-ruines d’une Histoire récente et pas encore balayée. « Je reviens dans 5 minutes » prévient d’ailleurs un graffiti à l’effigie de Ceausescu. Faut-il en rire ou en pleurer ? Les deux à la fois, répondaient déjà les précédents films du cinéaste roumain, de la fable Aferim ! au doc Uppercase Print. « La vie humaine est à la fois tragique et comique » entend-on ici. La formule s’applique à merveille à Bad Luck Banging, farce à la fois hilarante et éprouvante qui nous plonge dès les premières images dans une folle imprévisibilité.

Emi est professeure et les réactions des parents d’élèves face au scandale virent illico au tribunal, voire au bûcher. Emi se retrouve prise dans un tourbillon des réactions si outrées et stupides qu’elles ressemblent à certains échanges sur Twitter. Face à elle, hommes et femmes rivalisent de mauvaise foi, d’ignorance, de posture morales et indignation toc. Sous les ritournelles de Boby Lapointe, chacun tire la couverture à soi, veut absolument imposer son avis ou troller avec des blagues à la con, sans bien sûr la laisser s’exprimer. Sans même reprendre son souffle, on s’y gargarise de slut shaming et de puritanisme au nom des valeurs de la nation, et on y pousse la débilité complotiste jusqu’à l’outrance et le point Godwin, le tout dans un incroyable maelström à trembler de rire et d’angoisse. « Plus une opinion est idiote, plus elle prend de l’importance » dit l’un des personnages. Effectivement, Bad Luck Banging est un immense film sur la bêtise.

L’intérêt de l’enfant a bon dos. Ces derniers sont d’ailleurs quasiment absents du film. Comment prétendre éduquer ses propres enfants quand on refuse de s’éduquer soi-même et qu’on cultive une joyeuse ignorance crasse faite de « c’est comme ça et puis c’est tout » ? Derrière le rire, Radu Jude a les crocs affutés, et nous rappelle que l’éducation c’est aussi la réitération des rapports de domination, au bénéfice de ceux qui détiennent le pouvoir. Le cinéaste intègre d’ailleurs dans cette bouffonnerie des authentiques images d’archives de l’Histoire roumaine. Des miscellanées sans concession (mais pas sans ironie) d’échecs et de violence, de banalité du mal. Or qu’est-ce que les adultes d’aujourd’hui ont retenu de leurs cours d’histoire ? C’est l’absence de réponse à cette question qui est obscène. Si les enfants courent un danger, c’est parce que les adultes sont ignobles, d’ailleurs mamie pue au point de donner envie de vomir. Oui, Radu Jude est du genre à nous offrir au milieu de tout ce sérieux ce type de gags (et cette absurdité l’empêche de tomber dans les travers du boomer opiniâtre sur ses contemporains) – on l’aime encore plus pour cela.

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