Si vous ne percevez pas ce qui vous arrive comme un problème, alors vous n’en avez pas. Voilà résumée l’attitude de Janne. Même quand ce problème est le viol qu’elle subit, elle refuse de se considérer comme une victime, ne reporte pas le crime et n’en parle à personne. Pourtant, dans sa volonté d’affirmer que tout va bien, elle va perdre peu à peu le contrôle de sa vie.
Comme si de rien n’était
Allemagne, 2018
De Eva Trobisch
Durée : 1h33
Sortie : 03/04/2019
Note :
DES RAILS
Janne a la trentaine et la tête sur les épaules. Elle avance bille en tête avec son drôle de sourire en coin, mi-amusé mi-blasé. Qu’une grande surface lui propose un produit miracle pour venir à bout de la saleté « la plus extrême », et la voilà déjà partie avant même d’avoir fini de hausser les épaules d’indifférence, ses yeux levés au ciel. Janne a un compagnon aimant, une maison idéale, et entre tout ça – comme tout le monde – des failles, sur lesquelles elle ne s’étend pas longtemps. L’argent manque, les travaux sont pénibles, mais Janne a les manches retroussées, et elle répond à chaque problème d’un petit pouffement nerveux. Ce que la vie lui apporte, en bien ou en mal, elle peut l’encaisser.
Après une agression sexuelle, la réaction de Janne ne varie pas longtemps: la vie continue. « On ne va pas en faire toute une histoire ». Comme la protagoniste du récent Sans jamais le dire de la Slovaque Tereza Nvotovà, Janne fait le choix légitime de ne pas en parler. Mais si elle ne nie pas l’agression, elle en nie la gravité, et l’affect que celle-ci a sur elle. On peut considérer qu’il n’y a pas plus grande violence que la violence niée, y compris par soi-même. Et cette volonté de vite passer à autre chose, c’est encore une autre forme de violence qu’elle s’inflige. À force de vouloir reprendre sans se poser le fil de son quotidien, elle va dérailler encore plus.
Il faut louer une fois de plus la qualité d’écriture du jeune cinéma allemand. De ses compatriotes, Eva Trobisch (lire notre entretien) a hérité d’un art de traiter le réalisme avec une intransigeance qui fait mouche. Cela se traduit par un refus total des facilités psychologiques ou des clichés de cinéma (dans combien d’autres films l’héroïne, sous le choc, serait-elle allée vomir soudainement ?). Tout en étant plus nerveux qu’ailleurs, le réalisme allemand met régulièrement la honte à ce que l’on nomme réalisme partout ailleurs. Comme si de rien n’était en est un très bon exemple : pas un dialogue de trop ou de travers. Tout, même les silences, sonnent d’une justesse incroyable.
Si, chez les cinéastes de l’École de Berlin, cette écriture ultra-réaliste s’accompagnait d’un glissement progressif vers le fantastique (notamment chez Petzold, Schanelec ou Köhler), ce n’est pas le cas ici. Janne ne perd pas son identité, mais elle perd néanmoins ses repères, et s’abime dans une fuite en avant qui culmine dans une dernière scène incroyable, l’une des meilleures fins de film vues récemment. Comme si de rien n’était n’est pas un thriller, encore moins un rape and revenge, mais il déborde d’une tension dingue telle une cocotte-minute laissée sur le feu. Dans cette nervosité grandissante, chaque occurrence de la phrase « tout va bien » se fait de plus en plus inquiétante, rendant le titre du film moins anodin qu’à première vue.
Anne Zohra Berrached, Nicolette Krebitz, Uisenma Borchu, Katrin Gebbe, Brigitte Bertele… On ne connait pas d’autre pays que l’Allemagne où l’on trouve autant de jeunes réalisatrices qui n’ont pas froid aux yeux, aux films gonflés et sans compromis, et aux personnages féminins aussi nuancés. Avec ce qui constitue son film de fin d’étude (qui lui a valu le prix du meilleur premier film à Locarno) Eva Trobisch vient s’ajouter à cette liste d’incroyables talents. Quant à son interprète principale, Aenne Schwarz, elle crève l’écran par son charisme et son ambiguïté. Ces deux jeunes femmes sont des révélations à suivre de très près.
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par Gregory Coutaut