Critique : Agra

Guru a une vingtaine d’années, il travaille dans un centre d’appels à Agra, il est fou amoureux de l’une des collègues, Mala. Guru habite toujours chez ses parents. Leur maison est divisée en deux parties. Guru vit au rez-de-chaussée avec sa mère, son père, à l’étage, avec sa maîtresse. Quand Guru annonce qu’il veut se marier avec Mala, et faire de la terrasse sa future chambre, promise par sa mère à leur cousine pour en faire une clinique dentaire, tout bascule. Les frustrations, les fêlures et les haines familiales éclatent au grand jour, symptômes d’une société indienne patriarcale marquée par de multiples tabous.

Agra
Inde, 2023
De Kanu Behl

Durée : 2h12

Sortie : 03/04/2024

Note :

AU-DELÀ DU REEL

Trop rarement présent sur les plus hautes marches des festivals occidentaux, le cinéma indien possède pourtant bien des visages passionnants, du plus festif au plus radical. Agra ne craint pas de montrer l’un de ses visages les moins familiers : le grotesque. C’est bien entendu une qualité car à la différence du ridicule, le grotesque possède une dimension malaisante, hors-normes, risquée, comme une porte soudain entrouverte vers l’inattendu. Porté par une énergie féroce qui rappelle Pebbles, lauréat a Rotterdam en 2021, Agra est un drame à la nervosité imprévisible, et donc très intrigante.

Cet état de nerfs, c’est d’abord celui du protagoniste. Frustré sexuellement jusqu’à l’obsession, jusqu’à trembler de rage quand il ne se masturbe pas frénétiquement en cachette, Guru ne trouve satisfaction que dans des rêves mabouls aux dialogues étonnamment crus pour un film indien. La réalité autour de lui n’est pas beaucoup plus normale : le temps d’une séquence qui pousse très loin le bouchon, une engueulade familiale devient si épique que non pas un mais deux personnages s’y font du chantage au suicide en se hurlant dessus. Une scène de dingues aux sens propre et figuré, qu’on pourrait croire sortie de la plus camp des télénovelas si on était pas en plein poverty porn. Il faut le voir pour le croire.

Ce n’est pas un hasard si le film ne porte pas le nom de son protagoniste mais celui de la ville dans laquelle se déroule l’action. Kanu Behl dresse le portrait sans concessions d’une organisation sociale et familiale où les traditions et normes de genre étouffent les individus jusqu’à la folie. Il n’y a pas de quoi rire devant la brutalité du quotidien montré ici mais les angles sont si aigus qu’ils nous amènent haut, presque au-delà du réel. C’est d’ailleurs le sens de l’improbable scène d’ouverture, qui vient nous prévenir de ne pas trop nous attacher au réalisme.

Alors qu’on se demande si Agra peut faire tenir cette ambiguïté zinzin sur la longueur, le film change justement de peau à l’approche de son dernier acte. A mesure que l’espoir d’un amour réel vient enfin pointer le bout de son nez pour le protagoniste, le ton d’Agra se fait de plus en plus… normal. Sans virer au happy end, la tension s’exprime avec beaucoup plus de sourdine, comme si le réalisateur décidait soudain d’appuyer sur le frein pour conduire à un rythme moins angoissant. Ceux qui ont été assommés par les excès de la première partie se sentiront alors davantage accueillis, tandis que les autres s’interrogeront sans doute sur cet apaisement très soudain.

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par Gregory Coutaut

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