Entretien avec Wei Shujun

Sélectionné l’an passé au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard, Only the River Flows est un polar à l’atmosphère dense, dont la construction installe un trouble magnétique entre délire paranoïaque et notes de fantastique. Le cinéaste Wei Shujun, dont nous vous parlions déjà dès son précédent film Ripples of Life, est notre invité.


Only the River Flows est à la base une nouvelle de l’auteur Yu Hua. Qu’est-ce que qui vous a attiré dans cette nouvelle et vous a donné envie de l’adapter ?

Pour être franc, je n’ai pas vraiment compris cette nouvelle à la première lecture. Je crois que j’étais trop attaché à mon désir de savoir qui était l’assassin. A la relecture, je n’avais toujours pas de réponse claire à cette question, mais j’ai ressenti les choses de manière beaucoup plus forte. C’est alors que j’ai compris que c’était mieux si l’assassin demeure caché.

Est-ce l’équilibre auquel vous avez souhaité aboutir avec votre adaptation, que le ressenti soit encore plus fort chez les spectateurs que le simple plaisir de résoudre l’énigme ?

Si les spectateurs pensent ça, ça veut dire que j’ai réussi mon pari. Ca veut aussi dire qu’ils risquent d’acheter un deuxième billet pour retourner voir le film (rires). En Chine, déjà sept millions de spectateurs ont vu le film et à l’issue des projections, les débats étaient souvent très virulents, la question de savoir qui était coupable et à quel moment le détective basculait dans la folie revenait tout le temps sur le tapis.

Yu Hua a-t-il participé au travail d’écriture ou bien étiez-vous entièrement libre ?

Il n’est pas intervenu dans l’écriture du scénario. On ne se connaissait pas du tout, nous n’avons fait connaissance que lors de la première chinoise du film, en octobre dernier. Jusqu’alors il n’avait pas vu mes films précédents, il ne connaissait pas mon travail. A l’occasion de notre rencontre il a vu mes films, et j’étais très gêné car il possède une production trop importante pour que j’aie le temps de lire toutes ses œuvres en échange. Heureusement c’est quelqu’un de très sympathique et qui a beaucoup d’humour.



Dans votre film précédent, Ripples of Life, vous faisiez une utilisation très particulière de la couleur. Comment avez-vous appréhendé cet aspect-là pour Only the River Flows ?

C’est difficile pour moi de dépondre à cette question car je suis daltonien, c’est très difficile pour moi d’essayer de deviner ce que peuvent voir ceux qui ne le sont pas. J’essaie de faire en sorte de trouver quelque chose qui me semble convenir le mieux à l’ambiance du film.

Qu’est-ce qui vous a amené à choisir le format 16mm?

Pas de raison particulière. C’est sans doute une manière de coller à l’époque, puisque l’histoire se déroule en 1995. C’est aussi la première fois que je tournais en pellicule.

Si je ne me trompe pas il y a justement une seule scène du film à ne pas être tournée en pellicule, c’est la scène du rêve, qui est tournée en numérique. Qu’avez vous souhaité évoquer avec ce décalage soudain ?

Effectivement, j’avais envie que l’image soit soudain d’une résolution plus précise pour évoquer l’idée que les rêves peuvent paraitre plus compréhensibles que la réalité. C’est finalement dans le rêve, grâce au rêve, que le détective a enfin une révélation qui lui permet de résoudre l’enquête. Même si cette révélation demeure abstraite, elle a un impact très fort sur la suite du récit. Je me suis rendu compte qu’à partir du moment où il y a une scène du rêve dans un film, celle-ci a toujours une influence sur le reste du récit, c’est comme si à partir de là on rentrait dans une nouvelle logique.

Au moment de l’écriture, comment avez-vous trouvé votre équilibre idéal entre cette enquête réaliste d’un côté et cette logique onirique de l’autre?

Mon travail d’écriture est très direct et basé sur l’instinct. Le défi consistait à parler de ce qui se tramait entre ces différents points de vue. J’ai trouvé que la logique du monde des rêves permettait de montrer que je prenais en compte certaines questions sans pour autant avoir à y répondre de façon définitive. L’écriture a été une étape très facile.



Qu’est-ce qui a guidé vos choix en ce qui concerne les décors particuliers du film ?

Il fallait d’abord coller à l’époque en termes d’architecture. Puis, à la lecture de la nouvelle, j’avais le sentiment que tout était plongé dans l’humidité et l’obscurité, une température assez fraiche. J’ai cherché à reconstituer tout cela.

Le commissariat que l’on voit dans le film se situe dans une ancienne salle de cinéma. Cela peut se prêter à différentes interprétations, quelle est la vôtre ?

C’est une idée à moi, qui ne vient pas de la nouvelle. C’est tout d’abord quelque chose de très concret et fidèle à ce qui se passait dans les années 90 : les cinémas faisaient tous faillite, plus personne n’allait voir les films, donc toutes les salles étaient transformées en magasins, en lieux de divertissement ou autre. Je trouvais qu’installer dans ce lieu une équipe en train d’enquêter sur une affaire criminelle était très intéressant. Cela permettait d’avoir un nouveau point de vue qui faisait du policier un montreur de marionnettes.



Vous mentionniez plus tôt le nombre impressionnant de spectateurs que le film avait déjà fait en Chine, y a-t-il des réactions ou interprétations qui vous ont plus surpris que d’autres de la part du public ?

Bien sûr, certaines réflexions m’ont surpris. L’imagination des spectateurs allait parfois bien plus loin que la mienne, ils allaient parfois très loin dans l’absurdité, quitte à imaginer que le coupable était en fait la femme du policier ou bien le petit garçon. L’auteur de la nouvelle d’origine a participé à certaines séances de questions/réponses à l’issue de projections et il m’a dit qu’il fallait qu’on soit beaucoup plus humble que les spectateurs qui n’avaient pas peur d’aller très loin dans leur interprétation. La question qu’on m’a le plus souvent posé c’est « qui est l’assassin ? », je coupais court en répondant « le fou », ce qui créait immédiatement une très grand insatisfaction chez mes interlocuteurs. Il y avait chez eux une énorme envie de résoudre, d’apporter des réponses, mais il faut respecter le fait qu’on ne saura jamais pourquoi les victimes ont été tuées.

Quel est le dernier film que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de voir quelque chose de nouveau ?

Anatomie d’une chute. Ce que j’y ai trouvé de nouveau, c’est la relation parfois contradictoire entre les éléments factuels que le juge prend en considération pour mettre à mal l’accusée, et ce qui nous est montré concrètement en termes d’images. J’ai trouvé cette écriture d’une complexité admirable.


Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 29 mars 2024. Merci à Matilde Incerti et Thomas Chanu Lambert.

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