Le réalisateur américain Graham Swon organise avec The World is Full of Secrets une pyjama party pas tout à fait comme les autres. Cinq adolescentes s’y racontent de terribles histoires, dans un film à la fois simple et proche de l’expérimentation, habité par une vénéneuse poésie. The World is Full of Secrets, disponible en vod au Club Shellac, est une vraie merveille au sujet de laquelle le cinéaste nous en dit un peu plus dans notre entretien…
Quel a été le point de départ de The World is Full of Secrets ?
J’avais envie de faire quelque chose sur le sujet du mal, qu’il existe de manière concrète ou qu’il s’agisse d’un concept – et comment, en fin de compte, il reste inexplicable. A partir de là, j’ai commencé à travailler sur un scénario consacré à la longue histoire finale qu’on entend dans le film, sur le groupe de jeunes filles qui s’en prend à une autre. Néanmoins, j’ai fini par trouver un peu trop horrible l’idée de tourner ce récit de façon conventionnelle. Ca ne m’intéressait pas de filmer ce genre de mutilations, encore moins avec des enfants. Mais je revenais sans cesse vers cette histoire, comme si elle ne me lâchait pas.
J’ai eu l’idée de reformuler ce récit en histoire dans l’histoire, dans laquelle la violence serait suggérée dans l’esprit du spectateur plutôt qu’à l’écran. Cela m’a donné suffisamment de distance pour traiter de ces thématiques sans verser dans le spectacle ou l’exploitation. J’ai alors progressé dans la création d’une structure qui d’une certaine manière était dans la ligne du Décaméron de Boccaccio, ou d’une anthologie horrifique. C’est-à-dire un récit construit à partir de diverses histoires séparées rassemblées en un ensemble. Le reste du récit s’est, si je puis dire organiquement, développé à partir de cette structure.
Comment avez-vous souhaité traduire cette atmosphère onirique et menaçante en termes visuels ?
J’ai essayé de faire en sorte que les images communiquent un sentiment spécifique ; celui qu’on a en regardant des films d’horreur à 3 heures du matin, le regard trouble mais fasciné. Je voulais capturer cette sensation, lorsqu’on est au bord de s’endormir mais qu’on essaie malgré tout de se raccrocher à la narration qui nous glisse dessus. Le travail sur la photographie et le montage découlent directement de ce désir. On a fait en sorte de rendre ces images comme insaisissables, éthérées, comme un flot ininterrompu. On a travaillé simplement, avec quelques lumières, quelques filtres, et avec une équipe très réduite.
Les décors et costumes étaient également importants. L’agencement des objets, l’organisation des costumes de chacune des actrices étaient essentiels pour créer la densité de ce monde. Nous avons eu la chance de découvrir les deux maisons qui ont servi pour le tournage, et qui cristallisent le fantasme de la banlieue américaine à la perfection.
Comment avez-vous préparé ces deux longues séquences durant lesquelles des histoires sont racontées pendant 20 puis 35 minutes ?
Simplement en répétant. Je viens, comme plusieurs de mes actrices, du théâtre, où travailler sur un texte aussi long n’est pas si inhabituel. Le montage de ces séquences est émotionnel, il passe par la voix et le visage plutôt que par les coupes. Nous organisions des répétitions régulièrement avant le tournage, en allant à travers chaque histoire étape par étape, en trouvant les idées et mouvements adéquats. Et comme au théâtre, il y a un ingrédient final essentiel : l’énergie du moment qui émane d’une performance unique.
A mes yeux, votre film peut être interprété comme une réappropriation féministe d’une tendance contemporaine du cinéma qui est quasi-exclusivement masculine : la nostalgie pour le cinéma d’horreur des années 80 et 90. Aviez-vous cela à l’esprit également ?
Je me considère comme féministe, et je suis heureux que le film soit interprété ainsi. C’est certainement l’une de ses facettes. Je voulais que les personnages aient du pouvoir, une individualité propre, qu’elles abordent des sujets sérieux et ne se comportent pas que comme des enfants. Il n’est pratiquement pas question de garçons. Il y a régulièrement une ironie sous-jacente dans l’horreur, mais c’est aussi un genre qui sait prendre ses protagonistes au sérieux. J’avais en tête cette idée que The World is Full of Secrets serait en quelque sorte le monde inversé de The Thing de Carpenter – un monde entièrement féminin, coupé de la société.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre choix de situer l’histoire en 1996 ?
Dans les années 90, aux États-Unis, il y avait à mes yeux un sentiment inconscient de sécurité. Columbine, le 11 septembre et d’autres événements ont fait voler en éclat cette fausse image. Et de la même manière, les protagonistes pensent que la violence inhérente à ces histoires et ces jeux ne peut pas les atteindre. Enfin, incidemment, 1996 est l’année de la sortie de Scream de Wes Craven.
Avez-vous eu l’occasion de voir le court métrage Levittown de Nelson Bourrec Carter qui faisait également partie de la sélection d’Entrevues Belfort ? J’ai pensé qu’il y avait des similarités entre vos films, dans leur manière de mêler l’horreur et la nostalgie dans les banlieues américaines.
Oui je l’ai vu et j’ai aimé ce film. Je pense que Nelson et moi-même avons en commun une forme de nostalgie à l’égard des forces qui se cachent dans les marges de la culture américaine. J’ai également trouvé une forme de résonnance dans Le Sang noir de Safia Benhaim et Les Idées s’améliorent de Léo Richard, deux courts métrages également sélectionnés à Belfort. Je suis curieux de voir leurs prochains films.
Quels sont vos réalisateurs favoris, ceux qui vous inspirent ?
Il y en a trop pour les nommer… Pour ce film, la référence la plus importante pour moi était le producteur Val Lewton, et le cycle horrifique qu’il a initié dans les années 40. Parmi les autres réalisateurs qui m’inspirent beaucoup : Manoel de Oliveira, Andy Warhol, Carl Theodor Dreyer, Edgar Ulmer, David Lynch, Mario Bava.
Quel est le dernier film où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf ou de découvrir un nouveau talent ?
Honnêtement, j’ai eu à à peu près à chaque séance du Festival Entrevues Belfort ce sentiment d’excitation, ce qui est une expérience assez rare pour moi. Cela me donne l’espoir que partout dans le monde il y ait des gens allant contre une certaine idée de cinéma commercial, dominant et insipide.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 26 novembre 2018. Un grand merci à Catherine Giraud.