Entretien avec Carmen Jaquier

Très remarqué en festivals, Foudre de la Suissesse Carmen Jaquier sort le 22 mai 2024 dans les salles françaises. Le film raconte l’histoire d’une jeune religieuse qui, au début du XXe siècle, est rappelée auprès de sa famille à la mort de sa sœur. Cette exploration incandescente et sensorielle de la liberté est, effectivement, une révélation foudroyante. Carmen Jaquier nous en dit davantage sur ce bijou.


Quel a été le point de départ de Foudre ?

Un fait divers qui a ravivé ma colère d’enfant. L’enfant qui n’est pas entendu, pas vu, pas protégé. Très vite m’est apparu le personnage d’une jeune femme (Elisabeth) qui, pour survivre, devait remettre en question ce qu’elle était, en commençant par son éducation. Elle ne pouvait le faire seule, je l’ai donc entourée de ses sœurs et d’amis du même âge. C’était ensuite important pour moi de partir de la religion catholique qui a beaucoup à voir avec les sentiments de honte et d’infériorité que peuvent ressentir certaines femmes, et de la confronter à une réflexion plus vaste, une quête pour une sexualité douce, amicale et bienveillante. Un retour à soi, au corps que nous sommes et à la transcendance.



Quels sont les choix esthétiques que vous avez faits pour retranscrire la question du mystère, qui est au cœur de votre film ?

Je ne crois pas avoir conceptualisé la notion de mystère avec mes collaborateurices. Le mystère prend racine au cœur de l’histoire, dans l’écriture, d’une part avec la disparition de la sœur aînée et d’autre part, à travers la façon dont les autorités parentales et religieuses traitent cette disparition. Leur silence et leurs peurs fabriquent des mystères, des zones obscures et volontairement incompréhensibles. Il me semble qu’Elisabeth, à travers son initiation, lutte contre l’inaccessibilité à son histoire et à son corps. La rencontre avec son propre désir, déclenché par la lecture du cahier de sa sœur, permet à Elisabeth de s’approprier certains rituels, ainsi que de croiser les expériences de Foi et de désir.



La manière très expressive avec laquelle vous mettez en scène la nature peut faire écho à la folk horror. Pouvez-vous nous parler de cet aspect du film, est-ce que ce rapport à la nature faisait partie de la généalogie du long métrage ?

Peut-être que cette expressivité dont vous parlez vient avant tout de comment j’ai reçu les traces et les histoires des paysan.ne.s de cette époque durant mes recherches et de leur propre rapport à la nature, parfois hanté, parfois mystique et rarement apaisé. Cela faisait donc bien partie de la généalogie du projet. Ma rencontre avec la cheffe opératrice Marine Atlan a permis de concrétiser cela, notamment avec le choix de la caméra, des optiques, du découpage et une volonté de révéler la matière, les vibrations et les couleurs, à mesure que le désir circule. La trajectoire esthétique du film part du classicisme et va chercher peu à peu la modernité, en passant par l’expressionnisme.

Même si j’adore The Witch qui est associé à la folk horror, je dois avouer que ce terme ne m’inspire pas beaucoup. Je comprends que l’on ait besoin de dessiner des courants, des genres mais cela va à l’encontre de ce que j’essaie de faire avec mes films ; creuser, chercher, expérimenter, recevoir, ce qui devrait porter le film à la croisée, hors des définitions.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Ce matin je pense aux lignes de tension chez Kelly Reichardt, aux corps chez Harmony Korine, à l’invisible chez Apichatpong Weerasethakul, à la solitude chez Barbara Loden, au travail du son chez Chantal Akerman et au montage chez Maya Deren.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Récemment, j’ai découvert deux courts métrages marquants. A la recherche d’Aline de Rokhaya Marieme Balde : un geste singulier, à la lisière du rêve, une quête où la forme est sans cesse réinventée. Et puis Les Démons de Dorothy d’Alexis Langlois, film éclatant de couleurs, de fluides et de visages qu’on oublie pas. Je suis sortie de ces deux films, un peu hantée…



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 20 octobre 2022. Un grand merci à Gloria Zerbinati.

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