Dévoilé au Festival de Rotterdam, Landscapes of Resistance figure cette semaine dans la sélection au Festival de Séville. Sa réalisatrice, la Serbe Marta Popivoda, est allée à la rencontre d’une résistante antifasciste bientôt centenaire, l’une des premières femmes Partisanes de Yougoslavie, qui lui confie ses souvenirs. Et ce passé éclaire le présent, comme le commente la cinéaste, engagée et passionnante. Marta Popivoda est notre invitée.
Quel fut le point de départ de Landscapes of Resistance ?
Le point de départ fut ma rencontre, il y a plus de 10 ans, avec Sonja Vujanović. Sonja fut l’une des premières femmes résistantes de Yougoslavie, et c’est aussi la grande-tante de ma compagne, collaboratrice et coscénariste sur ce film, Ana Vujanović. Je voulais la rencontrer parce qu’Ana et moi, en tant que membres du collectif TkH (Walking Theory), avions été très actives sur la scène culturelle et artistique indépendante de gauche, tant à Belgrade que dans toute l’ex-Yougoslavie. Or, l’expérience de Sonja me semblait très pertinente pour comprendre le contexte actuel. Ses histoires incarnent et reflètent de nombreuses idées que nous estimons importantes dans notre vie et notre activisme : la solidarité, le sens du collectif, l’auto-gestion, la camaraderie et l’engagement politique de tout un chacun.
Dès la première fois que j’ai rencontré Sonja et qu’elle m’a raconté une petite partie de son histoire, elle m’a invitée à revenir avec une caméra pour documenter son expérience, ainsi que sa façon exceptionnelle de raconter. Sonja possédait en effet un puissant talent de conteuse. Ses histoires ont créé des images dans ma tête, comme si je lisais un scénario de film. C’est ce que nous nous sommes mises à appeler des images-verbales ou des scènes-souvenirs. J’ai donc agi en conséquence : je suis revenue avec une caméra et nous avons débuté le long processus de tournage des entretiens avec Sonja. Plus tard, en 2016/2017, je me suis réveillée un matin avec la conviction que je devais finir ce film : l’histoire de Sonja devenait de plus en plus importante à mesure que les nouveaux fascismes montaient en Europe et ailleurs.
Comment avez-vous eu cette idée d’images non-illustratives – et qu’avez-vous voulu transmettre à travers elles ?
Comme je l’ai déjà mentionné, la narration de Sonja a un tel pouvoir d’évocation que tout en parlant, elle crée des images dans nos têtes. Je voulais donner vie à ces images/scènes et les confronter à des paysages témoignant des événements dont elle parle. C’est sur ce concept que reposait toute ma mise en scène. J’ai puisé dans les paradigmes du « cinéma de paysage », et je voulais y apporter ma contribution à travers ce film. Plus précisément, je voulais envisager de nouvelles façons de filmer et produire un paysage à l’écran : filmer un corps comme l’on filmerait un paysage, par exemple.
Avec le chef opérateur Ivan Marković, nous avions choisi comme axe l’idée suivante : ne pas se contenter de filmer les choses de loin, mais au contraire s’en approcher le plus possible. C’est ce que nous avons fait en passant du temps avec Sonja dans son appartement ; je voulais m’approcher vraiment de son corps, afin de pouvoir sentir la présence de ce dernier, qui a vécu et qui renferme en lui cette histoire extraordinaire. L’idée était de produire des images haptiques, qui nous touchent en retour.
D’autre part, j’avais pour références picturales des paysages cubistes et constructivistes, car ce sont des mouvements artistiques de gauche, qui datent justement de l’époque de Sonja. Je voulais voir comment ceux-ci pouvaient être transposés et traduits dans un média en mouvement, une forme artistique où le temps passe. Je cherchais à résoudre, avec des moyens cinématographiques, le problème suivant : comment montrer un même paysage tout en conservant plusieurs points de vue différents à la fois ? C’est une question qui est née de mes échanges avec Ana, à propos du concept de « dramaturgie paysagiste ». Nous considérons qu’il s’agit d’une question politique essentielle.
Dans quelle mesure, comme vous l’avez évoqué, les souvenirs racontés dans votre film disent quelque chose du présent ?
Aujourd’hui, l’antifascisme est redevenu aussi nécessaire qu’il l’était dans les années 1930 et 1940, lorsque Sonja s’est engagée comme résistante communiste et antifasciste. Ce dont nous sommes témoins, c’est d’une nouvelle marée montante du fascisme, mais aussi de l’effacement du communisme en tant que moteur historique de l’antifascisme dans toute l’ Europe.
Pour en revenir à un contexte local, je vois bien que des approches révisionnistes de l’Histoire font leur apparition dans toute notre région : en Serbie, nous avons de nouvelles lois qui permettent la réhabilitation des collaborationnistes nazis ; en Slovénie, nous avons des discours de réconciliation nationale qui conduisent directement à l’absolution des fascistes ; dans tous nos pays, il y a des discriminations à l’égard des personnes LGBTQI et du racisme à l’égard des Roms. Plus largement, le point de vue de l’UE sur le totalitarisme assimile communisme et fascisme, sans parler de la peur des migrants venus de Syrie et d’Afrique… Toutes ces clôtures qui se dressent à nouveau, ne sont-elles pas l’illustration de la résurrection de ce fascisme, de l’effacement des luttes antifascistes de nos mémoires ? Ce que l’histoire de Sonja nous enseigne, c’est que la résistance est toujours possible. Ce film est un appel à la solidarité et à l’action, ou pour paraphraser Angela Davis : aujourd’hui, il ne suffit plus d’être non-fasciste, nous devons être antifascistes.
Quel.le.s sont vos cinéastes de prédilection ou celles et ceux qui vous inspirent ?
Les cinéastes qui m’inspirent sony Chantal Akerman, Lucrecia Martel, Catherine Breillat, Kelly Reichardt, Claire Denis, Andrea Arnold, Céline Sciamma, Sally Potter, Angela Schanelec, Valeska Grisebach, Valérie Massadian, Jane Campion, Věra Chytilová, Liliana Cavani, Dorothy Arzner, Chloé Zhao, Susanne Bier, Shengze Zhu, Mati Diop et d’autres réalisatrices. Certaines font partie de mes cinéastes préférées !
Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
La dernière fois que j’ai eu le sentiment de regarder quelque chose de très spécial, de visuellement et conceptuellement puissant, cohérent et nouveau, ça a été devant le court métrage Démoniaque de ma collègue et amie Pia Borg.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 8 mars 2021. Un grand merci à Mirjam Wiekenkamp.
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