Dans son court métrage Leave of Absence, le Russe Anton Sazonov raconte l’histoire d’un boucher qui est en train de perdre le fil de sa vie. Visuellement puissant et avec un art de la concision prometteur, Leave of Absence a été primé à Locarno, figurait en début d’année dans la sélection de Sundance et a fait sa première française à Premiers Plans d’Angers. Anton Sazonov est un talent sur lequel nous comptons, il est notre invité de ce Lundi Découverte.
Quel a été le point de départ de Leave of Absence ?
Avec moi, les films commencent toujours par une scène qui m’apparaît soudainement et qui me reste en tête. C’est comme une impulsion qui donne naissance au reste du film. En ce qui concerne Leave of Absence, c’est arrivé avec la première scène du film – celle du poêle à gaz. Je l’ai eue en tête pendant quelques années jusqu’à ce que je pense à la scène finale – et l’histoire s’est ainsi dessinée. Pendant ce temps, dans une ville en Russie, il y a eu un vrai cas d’explosion d’une maison en raison d’une négligence liée à l’utilisation d’un poêle à gaz. Personne ne saura jamais comment cela s’est réellement passé, mais c’est un fait que beaucoup de Russes, en particulier dans ces régions, ont été longtemps poussés au désespoir par la situation actuelle du pays. Ces événements terribles ont confirmé mon ressenti : il y a bel et bien quelque chose dans l’air, et cela n’a rien d’imaginaire. C’était important pour moi.
Un autre point de départ pour cette histoire a été le mois que j’ai passé à Barcelone en janvier 2019, où j’ai écrit le plan pour le futur script. Ma fille y a déménagé il y a quelque temps avec sa mère. Je l’accompagnais à l’école et je marchais beaucoup pendant qu’elle étudiait. Au cours de ces promenades, j’ai fait une découverte personnelle. Il y a beaucoup d’hommes âgés dans les rues de Barcelone. Ils ont tous une belle allure et semblent heureux. On a le sentiment que, le plus souvent, ce sont les gens qui ont réussi dans la vie. Ce qui me frappe, c’est le contraste dramatique avec la situation en Russie, où il y a une génération de femmes âgées seules, et toute une génération masculine absente. Avec cette histoire, je voulais faire l’hypothèse d’une telle disparition des hommes. Et d’une certaine manière, pas littéralement bien sûr — c’est l’histoire de mon père qui est décédé assez tôt.
L’atmosphère visuelle de votre film est un important outil narratif. Comment avez-vous développé le style visuel de Leave of Absence avec votre directeur de la photographie Aydar Sharipov ?
La décoratrice Ruslana Osmanova a également joué un grand rôle dans le développement du style visuel. C’est elle qui a suggéré de montrer le personnage comme s’il avait rétréci, avalé dans de grands espaces. Le directeur de la photographie a suggéré l’utilisation de cadres statiques qui nous font regarder le personnage de façon particulière. Tout cela participe à l’observation d’un personnage perdu dans l’espace, tandis que l’histoire elle-même raconte la disparition progressive de cet homme.
Dans mon film précédent, j’avais utilisé une caméra à l’épaule et je me suis lassé de ce dispositif, et puis c’était moins approprié pour cette histoire. C’est aussi pour cela que j’ai été très attentif à ce que pouvaient apporter ma décoratrice et mon directeur de la photographie. On n’a cependant pas totalement abandonné la caméra à l’épaule, qui nous a servi lors de certaines scènes.
Je dirais aussi que j’ai commencé à travailler sur le style visuel du film dès l’écriture du script. Il était important pour moi de raconter l’histoire dans des circonstances particulières, de l’imaginer dans des lieux visuellement expressifs. Moscou aujourd’hui est une ville très éclectique, très hétéroclite. Il n’y a pas beaucoup de lieux visuellement expressifs et ceux qui peuvent l’être sont de styles très différents. Par conséquent, j’ai travaillé sur les lieux et l’heure de la journée durant laquelle nous allions tourner, et ce dès l’écriture du scénario. Puis, pendant la production, ma compagne Jelena Iljushenok (qui est aussi co-productrice du film) m’a beaucoup aidé grâce à son entreprise Location Hunters, une société qui s’occupe de repérages de façon professionnelle. Ils travaillent dans toute la Russie (et aussi à l’étranger) et leur participation a apporté un sérieux soutien au film, cela m’a aidé à trouver le style visuel que vous voyez à l’écran.
Votre film dépeint un contexte social, un personnage et une situation familiale avec peu de mots, des ellipses et le tout en quelques minutes. Pouvez-vous nous en dire davantage sur le processus d’écriture d’une telle histoire ?
Généralement je fonctionne ainsi : d’abord, j’ai besoin de répondre à la plupart des questions et de construire une histoire dans ma tête. Sur le papier, l’écriture du script ne prend pas beaucoup de temps parce qu’à ce stade la plus grande partie du travail a déjà été faite, tout a été inventé. Au début, l’histoire de Leave Of Absence était plus dialoguée, ce qui m’a semblé superflu. Tout devenait trop clair, il n’y avait pas assez d’ambiguïté. Pour une telle histoire, c’était non seulement nocif, mais aussi dangereux. Puis j’ai décidé de faire des ellipses dans l’intrigue de sorte que le spectateur aurait à combiner lui-même les fragments de l’histoire pendant la projection.
En même temps, je ne voulais pas que le film soit abstrait et j’ai essayé de garder une clarté dans le récit. Et ça a marché ainsi. Après tout, l’histoire s’inspire de la vie, de la réalité qui nous entoure, et l’expérience des projections en festivals m’a montré que le public et les professionnels comprennent bien le film. Le personnage est familier et proche d’eux, ainsi que la situation dans laquelle il se trouve. Personne n’avait besoin de plus d’explications.
Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?
La vie elle-même m’inspire plus que tout. En ce qui concerne le cinéma, j’ai fait récemment la découverte des films de Pier Paolo Pasolini. Pour une raison que j’ignore, je n’avais pas vu ses films auparavant et je suis très heureux de les découvrir. Par ailleurs, je regarde tout ce qui est édité chez Criterion.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?
J’essaie tous les jours de découvrir quelque chose de nouveau. Je regarde attentivement autour de moi, j’observe les gens, je lis. Je suis dans une quête permanente de sources d’inspiration. Dans mon cas, les histoires pour les films m’apparaissent d’un coup et je ne sais jamais où je vais les trouver.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 4 mai 2020.
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