C’est un documentaire passionnant qui poursuit, depuis le début de l’année, une brillante carrière en festivals et qui est diffusé cette semaine à Chéries-Chéris. Normal observe les mécanismes de construction et d’assimilation de genre dans la société italienne contemporaine, à travers un kaléidoscope de scènes de la vie quotidienne. Sa réalisatrice, l’Italienne Adele Tulli, est notre invitée…
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Quel a été le point de départ de Normal ?
Normal a débuté comme un projet de doctorat. En expérimentant avec des outils cinématographiques, mon intention était de trouver des moyens d’articuler une méditation personnelle et subjective sur les contraintes quotidiennes liées à une réalité genrée. À travers une mosaïque non-linéaire et faite de multiples scènes de la vie quotidienne tournées dans toute l’Italie, le film tente d’établir une réflexion sur la construction culturelle des différences entre les sexes, exposant la nature fabriquée du genre comme un acte social et performatif. Ce faisant, le but de Normal n’est pas simplement de représenter la réalité, mais de l’interroger, en plongeant dans ses mécanismes intérieurs.
Pour décrire votre film, vous avez dit que « l’Italie est un laboratoire pour le genre ». Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
Chaque pays doit faire face à ses propres formes de misogynie et de sexisme. Mais en Italie, entre la forte présence de l’Église catholique avec ses codes de conduite conservateurs, notre passé fasciste avec l’institutionnalisation du déséquilibre de pouvoir entre les sexes, et puis plus récemment vingt ans de Berlusconi, avec son mélange vulgaire et flagrant d’attitude sexiste, macho et homophobe, tout cela a sans aucun doute renforcé l’inégalité entre les sexes dans le pays. Et a joué un grand rôle dans cet environnement particulièrement réticent à tout changement (comme le démontrent toutes les études sur l’égalité des sexes et les droits des minorités sexuelles). Même au cours des dernières années, l’Italie a connu une augmentation impressionnante des mobilisations conservatrices et la prolifération d’acteurs sociaux et politiques s’opposant activement à l’égalité des sexes et aux droits des LGBT. C’est pourquoi je pense que l’exploration des normes de genre dans l’Italie contemporaine est une question actuelle et cruciale.
Comment avez-vous préparé et choisi toutes les séquences qui composent Normal ?
Il y a eu une longue phase de recherche, avant même que le film ne soit envisagé dans sa forme actuelle. J’ai d’abord voyagé à travers l’Italie du nord au sud, en utilisant une plateforme d’autopartage qui me permettait d’accompagner des étrangers à travers de longs voyages. Au cours de ces voyages, j’ai eu des conversations intimes avec de nombreuses personnes sur le rôle central que le genre joue dans notre vie sociale, et comment il affecte nos gestes, nos comportements, nos désirs, nos aspirations, de notre naissance et pendant toute notre vie. Ces dialogues ont inspiré la plupart des thèmes et des idées clefs explorés dans le film.
Puis, j’ai alors réalisé que je ne voulais pas me concentrer sur des expériences et des histoires individuelles, je ne voulais pas de personnages principaux ou de protagonistes. Au lieu de cela, je voulais réfléchir sur l’expérience collective de la performativité de genre, et sur les gestes automatisés et les interactions que nous reproduisons souvent dans notre vie quotidienne. J’ai donc commencé à chercher des contextes ordinaires qui permettraient une méditation sur les chorégraphies quotidiennes du genre, sur les cérémonies sociales et les rituels qui ponctuent la vie, de l’enfance à l’âge adulte. Ce fut aussi un long processus, où les étapes de production se chevauchaient. Simultanément, je filmais, montais et faisais des recherches de nouveaux contextes à filmer. Ce processus de recherche m’a permis d’affiner la découverte de nouveaux contextes et de continuer à tester des idées tout au long de la production.
Normal parle de rituels liés au genre. Mais seriez-vous d’accord si je vous disais que votre film parle avant tout de rituels liés à l’hétérosexualité elle-même, comme le mariage, la répartition des rôles entre homme et femme dans le couple, la façon d’éduquer les enfants etc… ?
Eh bien oui, les normes liées à l’expression du genre et à la sexualité sont toujours très fortement liées. Les structures hétéronormées et patriarcales sont construites sur l’idée que seuls deux sexes biologiques distincts et opposés existent (hommes et femmes) et ceux-ci devraient être alignés sur leurs rôles (masculins et féminins) et sur les comportements hétérosexuels. D’une certaine manière, le film a l’intention d’explorer ce système strictement binaire dans lequel nous sommes plongés, tout en se concentrant sur la façon dont il représente un puissant régulateur de l’expression individuelle et des relations sociales. Et en même temps, plus largement, le film explore dans quelle mesure les normes sociales sont implicites et les règles non-dites imprègnent nos vies ; il explore aussi à quel point la pression sociale nous force à nous adapter et à nous conformer à des comportements normatifs.
Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?
Il y en a beaucoup ! Je suis inspirée par tous ces réalisateurs qui testent et expriment leurs idées à travers leurs films, et qui utilisent le cinéma comme un langage qui remet en question et subvertit la réalité du monde dans lequel nous vivons. Je pense à Agnès Varda, Harun Farocki, Lizzie Borden, Trinh T. Minh-ha, Pier Paolo Pasolini. Et j’adore les réalisateurs qui bousculent les conventions cinématographiques, qui rendent floues les limites entre fiction et documentaire, et qui créent des visions neuves comme Werner Herzog, Sally Potter, Federico Fellini, Roberto Minervini, Nikolaus Geyrhalter, Ulrich Seidl, Yorgos Lanthimos, Carlos Reygadas, Alice Rohrwacher…
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?
Il y a quelques années, en regardant A ciambra de Jonas Carpignano.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 9 juillet 2019.
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