Couronné début 2018 à l’excellent festival documentaire CPH:Dox de Copenhague, le Suédois Marcus Lindeen a réalisé l’un des films les plus fous (et fun) de l’année avec The Raft. Ce doc raconte comment, en 1973, un anthropologue a réuni 5 hommes et 6 femmes sur un bateau traversant l’Atlantique afin de mener une étude scientifique sur la violence, le sexe et les comportements de groupe. Rien ne s’est passé comme prévu, et Lindeen a réuni les survivants qui partagent aujourd’hui leurs souvenirs de cette incroyable aventure. The Raft sort en France ce 13 février 2019. Marcus Lindeen est notre invité…
Quel a été le point de départ de The Raft ?
A la base, il y avait un projet théâtral dans lequel je souhaitais réunir un groupe d’acteurs âgés qui ensemble ont monté une pièce radicale dans les années 70. J’ai commencé à m’entretenir avec eux, à écrire, mais deux des acteurs sont tombés malades et la production a été stoppée. Mais j’étais vraiment intéressé par ce point de vue de personnes âgées revenant sur une chose radicale à laquelle ils ont participé dans le passé. Alors j’ai cherché d’autres histoires, je me suis penché sur des groupes de théâtre radical et des collectifs queer des années 70. Et j’ai trouvé un livre intitulé Les 100 expériences scientifiques les plus étranges de tous les temps, c’est là que j’ai lu quelque chose sur l’expédition Acali. Et ça m’a rendu tellement curieux ! Je veux dire, les composants de cette histoire sont presque trop beaux pour être vrais : la violence, la science et le sexe réunis dans une spectaculaire aventure maritime. Pour un réalisateur de documentaire, c’était comme tomber sur une mine d’or !
Je savais que j’aurais besoin de deux choses pour faire le film : retrouver les participants de cette expédition qui sont encore en vie, et retrouver les archives de films tournés sur le bateau. Il m’a fallu plus de deux ans pour retrouver les sept survivants qui viennent de lieux tellement différents – d’Israël, de France, d’Alaska ou du Japon.
Dans quelle mesure diriez-vous que ce cadre théâtral/expérimental (un documentaire tourné en studio, avec un bateau qui ressemble à un décor de théâtre) vous a servi d’outil pour mieux parler de la réalité ?
J’ai travaillé dans un studio pour mon premier documentaire, Regretters. C’était un film à propos de deux personnes suédoises âgées qui sont passées par une opération de réassignation sexuelle et qu’ils ont fini par regretter. Elles se retrouvaient dans l’ombre de ce studio, s’asseyaient sur deux chaises, parlaient et se montraient des images de leurs vies. Ce décor a très bien fonctionné parce qu’il crée une concentration stylisée qui tient plus du théâtre que du documentaire, ce qui établit avec le public une sorte de contrat. J’ai voulu travailler à nouveau ainsi avec The Raft tout en étendant cette méthode avec un décor, en jouant davantage avec l’espace et la lumière, etc. J’ai entamé une collaboration avec la décoratrice danoise Simone Grau Roney qui a beaucoup travaillé auprès de Lars Von Trier. Nous avons développé l’idée de construire une réplique exacte du bateau en contreplaqué pour embarquer les participants à l’intérieur. C’est devenu un « théâtre de la mémoire », avec une scénographie conçue pour faciliter leurs souvenirs de cette expérience et des trois mois passés ensemble dans l’Atlantique. Cela créait également une opportunité pour moi, en tant que réalisateur, de travailler sur la mise en scène du mouvement, du lieu, de l’éclairage, parfois avec des fumigènes…
Pouvez-vous nous en dire davantage sur la version installation que vous avez réalisée de The Raft ?
Il y a plusieurs années, j’ai montré au Centre Pompidou, à Paris, mon second film Accidentes Gloriosos, que j’ai écrit et réalisé avec le cinéaste argentin Mauro Andrizzi. Je suis resté en contact avec la curatrice du département cinéma au musée qui a essayé de me faire venir pour réaliser un projet artistique au musée. Elle aimait beaucoup le projet de The Raft et m’a commandé une installation interactive avec la réplique du bateau, dans lequel les visiteurs du musée pourraient embarquer et regarder des films, des documents et des photos de cette expédition. Il y avait également des images du tournage, et il était possible d’écouter les voix des participants. Cette installation a été montrée dans le cadre du Festival Hors Pistes au Centre Pompidou en 2017. Au printemps dernier, elle a été exposée au Danemark, et maintenant j’espère qu’on pourra emmener à nouveau ce bateau jusqu’au Mexique, l’année prochaine, lors de la première du film. Ce serait beau, que ce bateau revienne des années plus tard à destination…
L’ironie de The Raft est qu’il révèle quelque chose qui n’était pas l’intention originelle de Santiago Genovés. Est-ce que c’est ce qui vous intéresse en tant qu’artiste ?
Complètement. Je m’intéresse beaucoup aux échecs, aux rêves brisés et à toutes les choses qui ne se terminent pas comme les gens l’espéraient. Ces histoires en disent bien plus sur nous que les récits de succès. L’histoire de The Raft est proche d’un mythe grec ou d’une fable ancienne, c’est La chute du roi. C’est une vision tellement romantique que celle d’un scientifique réunissant un groupe de personnes, représentant une sorte de microcosme du monde, sur un radeau lancé sur l’océan, pour essayer de comprendre quelque chose de neuf et d’important pour l’humanité. Et quand ils sont en mer, rien ne se déroule comme le scientifique avait prévu. Il veut qu’ils se battent pour les étudier et résoudre le mystère de la violence, mais au lieu de se battre entre eux, ils se tournent contre lui.
Votre film est éminemment politique, mais il est aussi complètement fou et super fun. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre ces différents tons ?
J’ai passé beaucoup de temps à me questionner sur cet équilibre à la fois lors du montage mais aussi lors de l’écriture de la narration pour la voix de Santiago. J’ai la conviction que cet équilibre est essentiel, et qu’on peut travailler avec sérieux mais aussi avec humour.
D’une certaine manière, The Raft est un film sur des femmes fortes qui apportent des réponses à un homme incapable de les voir. Aviez-vous, au début du projet, anticipé cette lecture féministe ?
Pendant un long moment, je n’ai trouvé que les femmes du film. Je pensais que tous les hommes étaient morts. Ce n’est qu’assez tard, deux mois seulement avant le tournage, que j’ai réussi à trouver le participant japonais, Eisuke Yamaki. Mais à vrai dire j’ai hésité car j’aimais beaucoup l’idée que seules les femmes avaient survécu pour raconter comment elle ont eu à combattre ce patriarche en pleine mer il y a des années. La situation est tellement ironique. Que Santiago ait donné toutes les positions importantes aux femmes pour voir ce qui se passerait si elles avaient le pouvoir, un pouvoir qu’il était incapable de gérer lui-même. Mais le film reste très centré sur ces femmes qui forment une sorte de sororité, partagent chacune leur expérience et reprennent possession de l’histoire.
Quels sont vos cinéastes favoris ?
J’adore Pedro Almodovar et Werner Herzog.
Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf au cinéma ou de découvrir un nouveau talent ?
Pour être honnête, c’était il y a déjà quelque temps, mais quand j’ai vu The Act of Killing de Joshua Oppenheimer, j’ai le sentiment de voir le documentaire ultime. C’était si bien fait, si audacieux, si fascinant à la fois dans sa forme et son propos. J’ai le sentiment qu’après avoir vu ce film, rien ne serait plus jamais pareil dans le cinéma documentaire.
Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 11 septembre 2018.
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